Le petit doigt capuchonné d’un dé à coudre, Lou s’était découvert une passion, la couture. Lui, à la confection des vêtements, et moi, aux travaux de bourrellerie (c’est plus mâle), à tous deux nous avions fabriqué un mannequin, un hussard du 7ème régiment. Ainsi soit fait, placé derrière la porte de l’atelier il montait la garde, près des reliques de Pierre Boudou pieusement mises sous vitrine. La permission du maire, m’accordant de conserver chez moi les ossements du Tambour-Major, n’avait pas suffi à apaiser ma conscience. J’y reviens, il restait à régler une ardoise, un impayé avec le Ciel, et l’Éternel ne fait forcément pas éternellement crédit. On peut admettre d’avoir peur la nuit, mais le jour ? !… en ville, au milieu de la foule ?… La peur en soit, c’est le mot ! Mes nuits de sommeil s’en ressentaient. Notamment, une de ces courtes nuits de juin, aux environs de la St Jean, où… un bruit de pas, lent, traînant… vint à me réveiller.La porte de ma chambre est grande ouverte, les bruits venus du vestibule sont très distincts. Je tends l’oreille, c’est exact, j’entends des clappements de pas s’approcher…
Stupeur ! Mon mannequin de hussard, d’une marche mécanique, pénètre dans la pièce (il faut me croire sur parole), pivote d’un quart de tour sur ses talons, se dirige droit sur moi. S’arrête net. Tout près de mon lit. Et, se fige !
Baignée dans la légère clarté de l’aurore, la Chose est là à m’observer. Je suis si pleinement sous l’emprise de son regard que j’en oublie la peur. Devant mes yeux ébaudis, se dessine par intermittences la face macabre du crâne de Pierre Boudou, à demi dissimulée derrière le visage en carton-pâte du mannequin. Atteint d’un effet comparable à un état d’hypnose, je m’assois sur le bord du lit – un siècle- et cette étrangeté, dans un mouvement saccadé, me tend, la main !
Avec indolence, d’instinct, j’approche, ma main, de la sienne et. Il me la serre ! !
Le contact est bien réel (Je sens encore sa main aujourd’hui sous mes doigts). Puis, relâchant son étreinte, d’un à-coup, tourne le dos et, s’en reva, paisiblement, au même pas, en réempruntant le chemin par lequel il était arrivé, c’est simple, en repassant la porte, et non en traversant un mur comme l’aurait fait un fantôme. Si ce n’est pas un fantôme, alors qu’était-ce ?!!… A tout prendre, l’hypothèse du fantôme m’aurait au moins un semblant tranquillisé, car mettre un nom aux choses, rassure toujours. Je me lève. Des yeux, je le suis à distance, et il disparaît dans la pénombre du couloir. Ne le voyant plus, au lieu de me sentir apaisé, saisi d’une trouille noire je vais à la course me réfugier dans la chambre de mes parents.
La tête emmitouflée dans un bonnet de laine tricoté, le père roupille, le fusil de chasse à portée de main, adossé à la table de nuit. Une de ses passes paranoïaques. Ce gros flingo me faisait trembler, il me rappelait qu’un soir, surprises en train de faire le mur mes sœurs avaient failli recevoir une volée de plombs par mon père qui pensait avoir en face de lui des malfaiteurs.Le sommeil léger, maman se réveille, s’étonne de ma présence. Commotionné, en vrac je lui explique : – « Le Mannequin, la Tête de Mort, la Main ! » Elle m’arrête, ronchonne :
– Je ne comprends rien, parle moins fort, tu vas réveiller ton père. Trop tard, Roger ouvre tout rond un œil, sursaute :
– Hein, Jo, qu’y-a-t-il ?… des rôdeurs ? ! Son bras décline un mouvement vers le fusil.
– Poulet ! Poulet ! non non non rendors-toi, c’est Bernard, il a eu un cauchemar.
D’une main retenant son caleçon long à la Lucky Luke ; de l’autre, soulevant le bonnet, d’un seul coup d’un seul il est debout. C’est parti pour une engueulade carabinée :
– J’en ai mon couffle de ces histoires de jobastre. Aussi, MMMonsieur… va déterrer les morts ! Et moi, je fais quoi ? le con, je travaille ! Non content de ça, on m’empêche de dormir, de récupérer ! Il va nous rendre tous cinglés avec son Napoléon de Malheur ! ( cætera, cætera…)
Inutile de songer à me recoucher. Patraque, je descendis à la cuisine, bus à 6h du mat’ mon Banania, et je partis sans entrain à l’atelier, puisque tôt ou tard il faudrait bien que j’y retourne. Derrière la porte, le mannequin de hussard est à sa place, toujours là planté ! Je me fais mince en passant devant lui, et m’installant à ma table de modelage je me mis à bosser, bosser, pour tout oublier, travailler comme jamais je n’allais travailler, une résolution non réfléchie et qui, (nous allons le constater), se révélera être salvatrice.
Satisfait de me voir à l’œuvre, papa m’amena à l’atelier le patron de La Grande Maison, magasin de vêtements pour homme situé sur la place centrale de Montpellier. Il s’appelait Monsieur Jambon, et la place, Place de l’Œuf. (Juste une remarque amusante, dans ces murs trente ans après il y aura un Mac Do).
Jambon me proposa une suite de vitrines à décorer sur le thème de l’Empire. Aussi central, c’est impossible, devant la Grande Maison circulait tout Montpellier, Roger eut un trait de génie, il n’aurait pu mieux s’y prendre pour lancer le petit. Le meilleur de ses coups. Du coup, j’envoyais là-bas en pension mon remuant mannequin. Par sa haute taille, il servait d’appelant à l’expo. Un badaud, devenu un habitué, attifé d’un collant de danseuse, et bien en jambes, matait à longueur de temps la saillante culotte rouge galonnée de nœuds à la hongroise, portée par le hussard. Nous riions gentiment de ce type, les excentriques à cette époque ne couraient pas les rues. Nous nous attendions à voir un de ces jours cet original déambuler dans une culotte semblable à celle du mannequin.
M. Jambon (il y a des gens bons), fut inspiré de m’avoir donné ma chance, sa bonté le récompensa, il tripla ses ventes. De mon côté, grâce à cet expo je gagnais six, sept clients, qui allaient devenir des fidèles, et parmi eux un éminent, le grand patron des slips Eminence, (nous restons dans la culotte).
Les potes, partis s’aérer, le mannequin loin de ma vue, en exposition à Montpel’, les os du Tambour-Major rangés dans un carton, et Arlette évitant de me parler de lui, incroyable mais vrai j’avais tout gommé jusqu’à son souvenir. Il me fallut près d’un mois, pour me rappeler l’extraordinaire visite de Pierre Boudou, et assimiler que par cette poignée de main il me pardonnait. Au-delà d’un pardon, c’était un double Merci ! Il m’avait rendu grâce d’avoir sauvé ses restes et tiré sa mémoire de l’oubli. Parfois il est long le temps de transmission de la main au cerveau. Une trentaine de jours avait été nécessaire pour me sortir de cette amnésie traumatique, rétablir les connexions, prendre conscience de la portée symbolique de ce simple signe qu’est une poignée de main, message d’amitié vieux comme le monde. Je venais en quelque sorte de réinventer l’eau chaude, de découvrir ce que représentait une chaude poignée de main ! Cette stupéfiante révélation me remplit de confiance et me motiva à foncer dans de nouveaux audacieux projets, un départ en Campagne, avec armes et bagages ! Je rappelai à moi l’équipe de spirites, Roro et Galure, avec évidement mon Jean-Lou, en vue de leur soumettre le plan d’une expédition de plusieurs jours dans l’arrière-pays, nous quatre, armés, habillés, équipés, comme au temps de Napoléon. Ils approuvèrent avec enthousiasme. En l’espace de cinq minutes notre choix est arrêté, nous ferons Campagne dans l’Arme de l’Infanterie, en habit de Grenadier et Voltigeur. Lou, s’étant exercé la main sur les nippes du mannequin, on le chargea de la partie tissu. Nous, on se réserva le travail du cuir et du métal, des travaux virils. On fit un boulot soigné, par respect pour nos personnes, l’uniforme et l’Empereur. Durant les longs moments passés à la confection de nos effets, j’excitais mes braves en leur lançant des tirades d’Albert Dieudonné : « ITALIE! » « ITALIE ! ». « Soldats ! Là, vous y trouverez Gloire ! Honneur ! Richesse ! ». Moyen de pimenter notre affaire, Galure émit l’idée de vivre sur l’habitant. Génial ! Nous fîmes un vote à main levée. Trois voix contre une. Adopté à la majorité. Adjugé ! Jean-Lou se vit être le seul à ne pas avoir levé la main. S’inquiétant de la tournure que prenait le programme, il préféra renoncer. Il en avait largement assez dans la tête avec l’histoire du Tambour-Major. Sa défection n’entama nullement le moral de ceux qui se disaient résolus à encourir l’aventure. D’avance, nous salivions à la pensée des rondelettes poulettes des paysans qu’on allait embrocher sur le fil de nos baïonnettes, et faire rôtir à la flamme de nos feux de bivouacs. Les poulaillers m’éveillaient surement des souvenances, mes ébats, « Avé Arlette ! » dans l’arène, l’enclos à poules de chez Joseph Delteil. Quant aux deux autres comiques, leur fantasme consistait à se payer une colossale déconne, en apportant une nuance concernant Galure, « camarade mascarade », l’intellectuel du groupe, parti à fond les ballons dans un délire situationniste. Son grand-père, un de la bataille de La Marne, venait à l’atelier nous encourager. Il se servait de sa canne comme s’il maniait un fusil, la mettait en joug, visait, faisait : « -Bang ! », « -Bang! », et toujours sans plaisanter, d’un ton haut s’écriait : « Cessez le Feu ! Arme, à l’épaule ! Vive la France ! ». (Mon jeune ami Galure savait de qui « tenir »). Il m’incomba la tâche de fournir l’armement. Depuis l’acquisition de mon sabre, l’AN XIII de cavalerie, je connaissais un broc chez lequel trainaient quelques sabres-briquets d’époque indéterminée, et vendus au choix à 40 F pièce. Quoique un peu plus chéros’, kif-kif pour les flingots, à l’origine à silex, démilitarisés, transformés en fusils de chasse à système d’allumage à amorce, on ne s’attardait pas à ces détails. Et voici, Roro canaille « Filochard »; gros Galure » Ribouldingue », et Ber la belle nazole « Croquignole », tous trois réformés, exemptés du service militaire ou sur le point de l’être, enfin prêts, habillés, ficelés, sans aucun effet civil de rechange, chacun avec seulement cinq balles dans la giberne (traduisez, cinq francs), afin de durcir l’épreuve, et somme minimale obligatoire qu’exigeait la Loi, sous peine sinon de tomber sous le délit de vagabondage.
Au flanc gauche, un de ces sabres courts à 4 billets, pour couper le cou à la volaille.
Au flanc droit, une bonne gourde. Au bras gauche, une de ces grandes pétoires traflou. Sur la tronche, un shako en forme de pot de fleurs. Dans le dos, un havresac empli de bouffe, et une miche de pain plantée en bout de baïonnette. Fadolis, mais prévoyants !
Partir ainsi armés jusqu’aux dents, au lendemain de 68, dans ce contexte Peace and Love, fallait le faire ! L’acte révolutionnaire se pratique toujours à contre-courant de l’opinion du moment. Galure estimant posséder les biceps, la poigne d’un portefaix, réclama l’honneur de se charger du drapeau, une grande vieille bannière tricolore, au bout de laquelle on avait fixé sur la hampe un aigle fantaisie d’époque second Empire, un prêt du collectionneur et ami Monsieur le Docteur Fabre.
Aux yeux de nos parents, tout ceci paraissait dépourvu de sens, à l’exception du papé, l’ancien de 14, qui rouméguait à sa fille Magali (la maman de Galure) : « Tais-toi, grosse coucourle, arrête de critiquailler, ces trois jeunes sont des as ; si j’avais dix ans de moins je partirais avec eux ! ». Le jour de notre départ, elle, haute en couleur forte en voix, ameuta le village. Elle criait, en prenant les gens à témoin : « Regardez ce Belluc, avec son Napoléon, ses tables tournantes, et tout son micmac, où va-t-il entrainer mon petit ?! Macarel de Macarel ! il me l’a complètement dévarié ! » (Comme s’il m’avait attendu…). On sait, que les mères sont aveugles concernant leurs enfants. Nous nous apprêtions à passer la rivière marquant la frontière de la commune, le bruit de notre expédition soutenu des coups de gueulantes de la mère Magali, avait fait accourir un tas de supporters et de villageois. Arlette était du nombre. C’est à ce moment qu’elle aurait dû se demander si elle faisait bien de vouloir m’épouser. Elle venait d’une famille extrêmement austère, la vie chez les Belluc forcément l’émoustillait. A côté d’Arlette, gigotait Dudu le bouffon de mon père, les oreilles décorées chacune d’une paire de cerises. Au repas de midi, Roger les avait cueillies sur la coupe de fruits et lui avait ordonné de les porter la journée durant, il s’amusait à lui donner des gages. A propos de mon père, il se fit remarquer par son absence. La raison à cela, est qu’il me jugeait trop excentrique. J’étais parvenu à lui flanquer la honte, involontairement je marquais un point sur lui dans le domaine où je m’y attendais le moins.
Au lieu d’emprunter le pont situé 500 mètres en aval, en grands courageux motivés par l’affluence du public, nous envisageâmes traverser la rivière à la nage. Je reverrai jusqu’à la fin de mes jours, mon gros patapouf de Galure au milieu du gué, de la flotte au ras les épaulettes, drapeau hissé à bout de bras, et qui s’époumonait en lançant aux spectateurs ahuris, attroupés sur la berge : « Nous rentrons dans La Non-Histoire ! La Non-Histoire ! ». Un départ héroïque !
Aussitôt qu’on atteignit la rive opposée, les acclamations bizarrement se turent. De part et d’autre il y eu de furtifs échanges de regards. Nous n’appartenions déjà plus au même monde, un cours d’eau avait suffi. D’un léger mouvement de bras j’envoie un dernier signe à Arlette. Que des statues. Les mains portées à ses joues, Magali pétrifiée, ne parvenait à articuler un son. Seul Dudu s’agitait, frétillait du croupion. Le cul rejeté en arrière, les pieds en dedans, les pendants de cerises aux oreilles, d’une main il se cachait la bouche en poussant des petits cris retenus.
Lèvres serrées et front songeur, on se mit à marcher en coupant droit dans la végétation. Sortis de la zone boisée, nous croisions les premières autos. Elles nous klaxonnaient, les chauffeurs nous envoyaient des bonjours ; ou simplement pour nous avertir de leur présence, (se pensant qu’avec ce genre de loufdingues sait-on jamais, des fois qu’il leur prendrait l’envie de traverser sans regarder, s’imaginant être encore au temps des diligences). Notre itinéraire passait par un lieu-dit, Le Relais, nous étions un dimanche de début d’été, un paquet de touristes il y avait. Nous voulûmes rendre bonne impression, imposer le respect, nous rectifiâmes nos tenues, déployâmes les Couleurs, et tête roide, l’air grave, nous rentrâmes à travers foule. Médusés, les gens s’écartaient, nous laissaient le passage. Dans le silence qu’on fit naître, j’entendis une mère chuchoter à son enfant :
– Regarde, ce sont des soldats de Napoléon.
Une heure à peine que nous étions partis de la maison, et déjà nous en avions plein les guêtres, nous transpirions comme des bœufs sous notre lourd attirail et nos uniformes en épais drap de laine. A la guinguette du Relais on s’accorda une halte. Un attroupement de curieux, à la minute se rassembla autour de nous. Galure se jeta, embraya dans la palabre, sur le ton d’un sergent recruteur. Il offrit un pot au premier gus devant lui, une combine d’amorcer la pompe et en retour se faire arroser. Des bocks et des bocks qu’il but à l’œil, mon cochon ! Nous dûmes néanmoins à un moment mettre la main à la poche. Consciemment, sans remords on brûla nos vaisseaux en flambant chacun nos cinq ronds, ainsi l’aventure totale pouvait démarrer. Nous tentâmes d’impressionner le public, on raconta qu’on était des éclaireurs, quatre cents derrière, le gros du bataillon, s’apprêtait à arriver. Nous étions l’Avant-Garde, « enfin »… « quoi « … et dans nos jeunes têtes » d’artistes » cette appellation résonnait fort. Le ixième bock envoyé, nous reprîmes à grand mal la route, nous en voyions « deux », ça zigzaguait. La nuit, le bivouac fut établi sous un pont. Non comme des vulgaires clodos, nous avions choisi le cadre, un ancien pont romain. On gela dans nos capotes, nous ne pûmes dormir que d’un œil.
Le lendemain, dès que l’on eut les deux yeux ouverts, nous nous mîmes péniblement debout en prenant appui sur nos fusils, sauf notre Ribouldingue de Galure, les fesses restées plombées au sol. Il se plaignait de ses pieds. La veille, on s’était tapé au maxi sept bornes, et mon bon se payait déjà des ampoules. Que dis-je, des ampoulasses ! Chacune d’elles lui occupait la moitié de la plante des panards. Au village voisin, avec des peilles et des bouts de ficelle qu’une aimable mamette sensible au prestige de l’uniforme, nous donna, on lui emmaillota les pinceaux. Ça, c’est de la chaussette russe ! Monstrueusement énormes, elles lui rendaient une silhouette éléphantesque. Nous étions obligés de nous arrêter toutes les cinq minutes pour lui desserrer les bandages, ses pieds avaient considérablement enflé. D’un ton piteux, il nous mâchonna qu’il allait retourner chez lui à petites journées, et que par l’esprit il resterait relié à nous. Partis seulement avec un effectif de trois, nous ne pouvions pas nous permettre de perdre l’un de nous en route. On se résolut à faire de l’auto stop, seule façon de continuer notre épopée, valable uniquement si nous demeurions groupés, et l’on monta dans la benne d’une camionnette de maçon. Assis sur des sacs de ciment, position peu glorieuse, il fallut sauver la face en tenant haut le drapeau, étoffe au vent. D’instinct, nous prîmes des allures crâne, le menton relevé, les épaules rejetées en arrière. On était, dedans ! dans notre film ! La camionnette sur les montées faisait du 40, une queue de bagnoles nous collait au cul, les automobilistes klaxonnaient, nous signalaient de se serrer sur le bord, qu’ils désiraient passer. Ce cirque, par trop duré, excéda notre chauffeur, qui nous largua en rase garrigue. Nous avions oublié de remplir nos gourdes, me voici de corvée d’eau, et je m’en va cogner à l’huis d’un mas isolé. Un fillot m’ouvre, et à l’apparition de cet improbable visiteur, fuit à toutes jambettes, en s’égosillant :
– Mama ! Maman ! Vé ! Vé ! y a le capitaine Coignet !
La vie de ce grognard était passée récemment en feuilleton à la télé. On devine le choc qu’éprouva ce môme.
Un vieil écriteau de bois, perchoir à pies, indiquait la direction de l’abbaye de Calages. Un chemin de terre cabossé de calades, se dessinait au travers de maigres buissons épineux, égrenés de chênes verts rabougris crevant la soif. L’épreuve du désert. D’un commun accord nous décidâmes de marcher sur l’abbaye, avec l’intention qu’une fois arrivés, de planter là le camp, au besoin quelques jours, le temps à Galure que ses cloques se dégonflent.
Le mal de la maison partait à me prendre.
Une heure de l’aprèm’, midi à l’heure ancienne, un soleil de plomb fondu et une demi-lieue à nous farcir à pas d’escargot, au pas de Galure. Complètement à plat, ne parvenant pas à se rabaler, je l’aidai à porter l’encombrant drapeau, chacun le tenant à un bout, la hampe placée à l’horizontale, prenant appui sur nos épaules. Nous faisions le train, Galure devant, la loco, à court de souffle ; moi derrière, le tandem. De ma position à l’arrière, il m’offrait le spectacle désolant de ses pieds meurtris emmitouflés de chiffons déjà en lambeaux, et de son habit, aux basques effilochées se raccourcissant à vue d’œil en suivant le droit fil de l’étoffe. Ma grosse capote roulée sur le havresac me brisait l’échine. A dessein d’en disperser la charge, je l’avais répandu sur mon corps, y compris par-dessus le shako, qui à ce surplus de poids s’était enfoncé sur ma tête et me sciait les oreilles. Je marchais sous une tente ambulante, protégé des morsures du soleil, on en conviendra, mais vite asphyxié, sans le moindre pet’ d’air. Prudents, nous nous étions grandement chargés en provisions de bouche, ce qui en cette heure pénible nous alourdissaient sérieusement. Galure, pourtant gros goinfre, donna le signal du délestage, il se mit à escamper ses boîtes de sardines, de gras doubles, bananes, patates, patati et patata… Ber, ses spaghettis Panzani, son saucisson Mireille etc… Roro, suant sang et eau, retira son shako pour s’éponger le front. Je découvris, à mon étonnement, qu’il portait dessous en équilibre sur son crâne une boîte de cassoulet. Je me rappelai leur avoir comme ça raconté que les grognards se servaient de leur coiffure en guise de garde-manger ; aussi parbleu, je lui trouvais depuis notre départ la caboche anormalement enfoncée dans les épaules !Saisi d’une subite colère, mon Roro en vint à choper son havresac par les bretelles, et tout en marchant, se met à balancer des grands coups de pied dedans, en gueulant d’une seule traite sans s’arrêter :
– J’en ai, Marre ! Marre, de Napoléon ! Marre, de Dieudonné ! Marre, de ce jeu de con ! Marre, Marre, de Napoléon ! Marre……….
Il y avait mutinerie dans l’air. Galure laissa choir au sol le drapeau. Naze, titubant de fatigue, il fit un malencontreux pas de travers, et ce lourdaud marcha sur l’aigle creux en fer blanc doré qu’il emboutit comme une merde. Sur ce grotesque, mes jambes flanchassent ; écœuré, je m’écroulasse sur le dos, les dernières forces achevées, et l’esprit pantois. Pouce ! Pause ! Et à mon exemple, les deux autres m’imitèrent. Affalé de tous mes os pointus sur des pierrasses, des épines, des trucs qui piquent, qui grattent, des fourmis dans les muscles, gorge et poumons en feu, je me disais : et si une bande de guérilleros andalous nous tombaient dessus, qu’aurions-nous fait dans l’état lamentable où nous nous trouvions ?!… Mes lectures sur l’horrible Campagne d’Espagne me revenaient avec effroi. S’il faut tout dire, je riais sous ma capote du sacré tour joué à mes deux collégionnaires, en les ayant embringué dans cette extravagante expédition. Je riais nerveusement, car épuisé au physique, comme au moral, la résistance humaine a ses limites.
Enfin, l’abbaye ! Elle servait de bergerie de transhumance. Bâti par les Cathares, le lieu était empreint de solennité, et purée de nos aïeux nous en avions tchi à pomper, trop éreintés pour lever le pif. Le regard rase motte, nous ne lorgnions en l’immédiat qu’un tapis de pètes de brebis, avec le désir à mort de nous allonger. De notre vie, nous eûmes un matelas aussi moelleux, et un besoin si pressant de nous taper une sieste. Respect aux Couleurs, le drapeau droit debout adossé contre un pilier, et nous trois à roupiller autour, étendus sur le dos, les bras ouverts et les poings fermés.
C’est dans cette position du dormeur bien heureux, que je me suis réveillé au son des bruits de klaxon. Sœur Dominique et l’ami Puig à notre recherche, avaient en bagnole battu la campagne et questionné les gens des environs, leur demandant s’ils avaient vu passer à tout hasard trois « hussards ». Pas étonnant qu’ils nous aient si facilement retrouvés. Ils nous proposèrent de nous emmener faire la java. Une offre, à laquelle on ne sut résister, le village de Laroque organisait un bal de nuit sur la place publique. Nous fîmes une entrée sensas’ dans le bled ! Galure en tête, ventre en avant, drapeau à la main, l’embout de la hampe quillé dans son pantalon. Il marchait d’un pas large, altier, insolent, conquérant, les pieds enchiffonnés. Formidable courant de sympathie, les vieux de la guerre de 14 nous entraînèrent chez eux, sortirent les bouteilles de gnôle, nous firent voir comment on débouchait au sabre. Ils entonnèrent La Madelon, et nous les jeunes grognards, la chanson de Fanchon : « Elle aime à rire, elle aime à boire! ». On vola la vedette à l’animateur du bal. Vexé de notre succès, du haut de l’estrade il essayait de nous mettre en boîte, faisait le beau au micro. Le vin mauvais, Galure dégaina le sabre, menaça de lui en balancer un coup. Sur cet accent de colère, nous prîmes pied sur les planches. De ce piédestal, Galure lança un vibrant Appel-au-Peuple ! Super heureux d’avoir à mon tour le micro, je me fis à sec le dernier couplet de S’il n’en reste qu’un, d’Eddy Mitchell (il y avait longtemps !), en n’oubliant pas au final, de glisser une main sous mon revers d’habit (hop là ! rappel à la mémoire de l’Empereur).
Ignoblement saouls, chacun engrené dans son propre délire, sur une embrouille d’un sabre m’appartenant et qu’avait perdu Roro désarmé par les charmes de ma sœur, de retour à notre bivouac, la tuture repartie avec Puig et Domi, la fureur me gagna. Reprenant mes biens, les armes que j’avais confiées à mes deux soldats à la manque, et surtout le drapeau, puisqu’ils ne s’en montraient pas dignes, tout en maugréant je partis décidé, résolu à rentrer vite à la maison. Le mariage, le boulot, des affaires sérieuses m’attendaient, et plus le goût de jouer au guignol. Une intense obscurité masquait les contours sinueux de la route, vingt bornes à me farcir avec triple bardât, rien de solide dans l’estomac, trois millilitres d’alcool dans le sang, et mis à part l’intermède de la demi-sieste, deux nuits de sommeil à rattraper, au bout d’un moment, me sentant raplapla je voulus tenter l’auto-stop. Durant mes quatre cinq heures de marche, je vis circuler très peu de voitures, et toutes, effectuèrent un écart sur la gauche en passant devant moi.
Au point du jour, j’arrivais fourbu au paìs, la mise et la mine défraîchies, empestant l’ours, et l’odeur du feu de bois. De nature, les villageois sont d’un tempérament moqueur, j’évitais à bonne escient le pont, l’unique voie d’accès au village, et je me jetai loin en amont dans la rivière, afin de regagner ainsi incognito mon logis par ce raccourci à travers champs. Empressé, ne prenant le temps de poser l’uniforme imbibé de sueur, le choc de pénétrer jusqu’aux épaulettes dans cette eau glacée me coinça la respiration. Je crus sur l’instant que ma cage thoracique allait se fissurer. La rive atteinte, un terrible frisson m’essora de haut en bas. Revigoré, dû à ce bain forcé, je m’attèle avec ardeur à l’escalade de la berge, raide et élevée en cet endroit, pour finir à la grimpette sur le ventre, en m’aidant aux branches basses des buissons. Parvenu enfin au sommet, j’apercevais à portée de vue ma chère maison derrière les champs de vignes. Je m’imaginais déjà être dans mon doux lit cent fois rêvé. Seulement voilà, déconfit de constater qu’un profond fossé rempli d’une végétation épineuse, long d’un quart de lieue et assez large, me barrait le passage. Alors, commençant à balancer de l’autre côté des broussailles l’essentiel de mon attirail, dans l’intérêt de passer plus à l’aise ce coin difficultueux, l’idée me tape de me servir de mon drapeau comme d’une perche. Un coup périlleux à la Tarzan, mariole à réussir, mais qui valait d’être tenté. Allons-y ! Je pris un bon espace de recul, me concentra quelques secondes, et d’un jet je courus sur l’obstacle à franchir. La hampe se planta dans le sol mou humide du fossé, sous la pression de mon poids elle s’enfonça dans la glaise, si bien que, faute d’élan assez vigoureux et probablement de conviction, je me vis rester droit en suspension au-dessus des armasses d’épines, (difficile à croire, cependant vrai). Mes dernières forces brûlées à me maintenir de la sorte en équilibre, je me sentis légèrement glisser, et les ronces m’avalèrent en m’arrachant un long petit cri de douleur.
Nous rejetâmes chacun sur les autres la responsabilité de l’échec de notre équipée. Quelque soient les querelles que nous eûmes à ce propos, de tels souvenirs d’aventures allaient sceller entre nous une amitié à vie. Cela acquis, à y réfléchir, on jugea qu’il vaudrait mieux espacer nos fréquentations, au moins durant un moment… Galure très échauffé par notre virée, trop intelligent pour la Fac, et le plus mal loti, sous peu partira en ambulance, vers une grande maison blanche.
Le regard fixe de Roro laissait rien de bon à présager… Et moi, à me plaindre de maux imaginaires, qui annonçaient mon douloureux avenir…
Conseil aux parents ! : Interdisez à vos enfants de toucher au spiritisme.
Bernard Belluc