Les petites histoires

Un homme déçu de ne pas avoir fait 14

poilu petite cuillere

Mon atelier était le lieu de rendez-vous des vétérans de 14-18. Ils se racontaient entre eux leurs jeunesses vécues dans les tranchées, la camaraderie, le coude à coude, la grande aventure de leur vie ; tous alignés sur la chanson de Georges Brassens : Moi mon colon, celle que je préfère c’est la guerre de 14-18. Le noyau dur de ce comité d’anciens combattants était principalement formé par le maire du village voisin et son adjoint de mairie, ils s’étaient rencontrés sur le Chemin des Dames, et depuis inséparables. Monsieur le maire avait effectué son service dans les Dragons. A l’énoncé de ce nom, sa voix ses yeux jetaient des flammes. Comme un tas d’accessoires militaires de cette époque, traînaillaient dans  les quatre  coins de mon lieu de travail, il s’emparait d’une vieille selle, la flanquait sur une chaise, et s’asseyait dessus. Un casque adrian sur la tête, un sabre à la main,  il nous expliquait le maniement de l’arme, les successives phases d’une charge de cavalerie exécutée dans les règles de l’art. Mais tous se taisaient, dès que le grand ancien prenait la parole, un soldat des premières batailles, celle de la Marne ! La canne porté à l’épaule, il se tenait debout les pieds joints, planté ferme sur ses longues jambes sèches, le visage glabre, la casquette placée en coin d’oreille. Sa grande idée était de mettre un tableau noir dans le bistrot du village, et de faire passer un examen aux habitués du bar, manière à vérifier leurs connaissances en histoire-géo, suspectées selon lui d’être très limités. Dans la vie civile, il avait exercé le métier de camionneur. Des nuits, il rêvait qu’il était encore au volant de son véhicule, et il lui arrivait dans le lit de saisir une jambe de sa femme en s’imaginant prendre le frein à main.  Mon grand oncle un bravas, se délectait à côtoyer ces vieux de la Vieille, il ne cessait de les faire répéter, en manipulant chaque trois minutes le bouton du volume de son appareil de surdité. Au regard de ces ex-poilus, tonton comptait pour des balles à blanc, il n’avait participé qu’à la guerre de 40, la honteuse, celle de la capitulation. Ex représentant-voyageur, quarante ans de boîte aux établissements Baurès et abonné au guide Michelin, tonton n’avait foi qu’en trois choses : la Bouffe, le PC, et l’Empereur ! Sourdingue, coupé du monde, entre deux siestes il ne cessait de trafiquoter avec un canif son appareil de surdité qui crachotait une horripilante cacophonie de sifflements suraigus à vous percer les tuyaux. Emmaillotée dans une bande Velpo enfilée autour du cou, pendouillait une pile électrique Wonder, reliée aux oreilles de l’oncle par des fils. Une épingle à nourrice fixée à la chemise, évitait à la cravate de tremper dans la soupe ; des élastocs aux biceps lui soutenaient les manches, panoplie complétée d’une ceinture secondée d’une paire de bretelles (perdons tout, sauf le pantalon !), et s’additionner à la liste des accessoires, des lunettes suspendues à une chaînette, des supports-chaussettes bricolés avec d’anciens porte-jarretelles de tantine, coincés dans des croquenauds minutieusement lacés serrés haut sur les chevilles, un dentier de secours placé en poche à portée de main, et tout cet attirail rassemblé sur ce petit bout d’homme aux atours confortables, farci de foie gras, de petits pieds paquets, roulés dans x mètres d’intestin, avec pastilles Pulmoll collées sur la langue, l’ensemble imbibé de cent millilitres de goutte, se terminait au sommet par un crâne  au deux-tiers aussi lisse qu’un œuf, gardé au chaud dans un béret basque rembourré de coton. Sourd de sourd, tonton ne s’entendait pas crier, s’emportait au quart de tour contre les patrons, avec eux, les culs bénis, les capelans, s’en prenait particulièrement aux Boches. Il se régalait de me faire leur portrait en renfonçant martialement sur la tête son large béret :

«-Bernardou, quelle déculottée Napoléon leur a foutu à ces lourdauds de Prussiens ! Ces balauds s’imaginaient, après notre retour de Moscou suivi du pénible passage de la Bérézina, que nous étions kâpout. Mes cochons! Trois piquettes coup sur coup qu’ils ont reçu dans le buffet, à Dresde ! Lützen ! Bautzen ! en se demandant d’où ça leur dégringolait. Ah… si en 14 nous avions eu l’Empereur notre Petit Tondu avec nous, la guerre n’aurait pas trainé quatre ans. (C’était un de ses tours à lui de dévier sur 14-18 et la der des der), qu’une bouchée on en aurait fait des Frigolins, pense, du petit bois ! Lui, c’est l’Europe entière  coalisée qu’il avait eu à affronter. Notamment les prussiens à la bataille de Craonne en 1814, victoire gagnée à un contre trois, et rebelote, toujours les mêmes, à Craonne en 1914 ; siècle, pour siècle, c’est à croire qu’ils nous aimaient ! Mais hélas nous avions cette fois-là subi une terrible défaite. (Ҫa y est, tonton était parti, une bombe n’aurait pas réussi à l’arrêter). En 18, j’ai voulu prendre les armes, hélas trop jeune, c’est bête il me manquait un an, il m’a fallu attendre celle de 39-40, et là, trop vieux pour être enrôlé, dissimulant ma surdité je me suis engagé volontaire, avec Razimbau mon voisin de palier motivé par mon exemple. Le jour de notre départ aux armées, ta pauvre tante Henriette en pleurs sur le quai de la gare se reprochait de ne pas m’avoir cuisiné d’assez bons petits plats. Manger, c’est important certes, mais il y avait à défendre la France ! Prendre exemple sur les poilus ! Quant au pacte germano-soviétique, foi de communiste, c’était du bluff, une ruse du petit père Staline, une combine destinée à endormir Adolphe. Au bureau de recrutement on nous fit miroiter une expédition à Salonique, tu t’imagines ! A Salonique ! tu parles que j’étais content, ça allait me changer de la routinière cuisine de ta tante ; et conçois, ma déception, le camarade et moi affectés au Service de Santé, nous nous sommes retrouvés à manger des conserves sur le Front de l’Est. Aussi, les Boches iraient nous le payer ! Sans faire parler l’artillerie qui les aurait prévenus de notre assaut, un matin ma compagnie à la  vitesse de la foudre franchit leur ligne. C’était reparti comme en 14 ils n’eurent le temps de réfléchir, qu’on leur sautait sur le râble. M’engageant dans la trouée, je suivis au volant de l’ambulance, le Razimbau derrière en brancardier. Devant notre détermination les frisés détalèrent comme des lapins, on trouva les tables mises et les saucisses encore chaudes dans les gamelles. Ça tombait à point, il était midi, chez moi c’est une règle, l’heure c’est l’heure ! Tu connais ton oncle, il y a un temps pour la guerre et un temps pour manger, reprendre des forces et mieux repartir au combat. Fiston, fallait me voir dans ma tenue couleur moutarde, tu aurais été fier de moi. Un large ceinturon en cuir fauve, le poignard à l’étui, porté au côté, et les mains aux commandes d’une Peugeot, une belle mécanique ! En 40, ah si le petit Tondu avait été à notre tête, nous n’aurions pas reculé aussi lamentablement jusqu’à Bordeaux. En 18, la victoire finale nous fut revenu, et c’est bien dommage que je n’ai pu participer à cette guerre des braves».

À la narration de ces récits, des larmes d’exaltation et de regrets, lui montaient aux yeux, qu’il essuyait avec vivacité, en faisant immanquablement tomber les lunettes. Papa, souriait à l’écoute de ces propos et me disait à haute voix des choses, de ce goût : «-Tu comprends maintenant pourquoi avec une pareille équipe de soldats on ait perdu la dernière guerre ! »

La surdité de l’oncle nous permettait de parler librement devant lui, sans encourir le risque d’être entendus. On riait, alors joyeux il associait ses rires aux nôtres, en pensant nous avoir convaincus de ses qualités de grand guerrier.

Outre ses  ̏exploits ̋ militaires, il nous racontait sur la foulée, ses hauts faits dans la Résistance, son rôle évidemment avait consisté à ravitailler en bouffe le maquis de son patelin.

Le premier à table, heureux de se taper la cloche, tonton agile de ses mains jonglait avec les assiettes, les couverts. Tout lui faisait ventre, il chapardait les bonbons aux enfants, aux repas vous chopait en douce votre tranche de pain. L’animal dévorait également journaux et bouquins, les canards du PC, s’ingurgitait des tartinés de livres relatant les faits d’armes de la Grande Armée. Depuis longtemps je voyais en Napoléon un rassembleur, l’exemple de tonton renforçait ma thèse. La dernière portion de dessert avalée, il sommeillait sur la digestion. Pas léger qu’il était, il nous arrivait de le chopper en poids, lui et le fauteuil, à dessein de dégager le passage. Sourd, et le sommeil lourd, il ne s’apercevait de rien. Le dimanche était consacré au repas de famille donné chez mes parents. A la fin d’un dîner, tonton comme à son habitude, assoupi sur l’Huma Dimanche, il me vînt le désir insensé de tester ses réflexes, en le mettant à l’épreuve du feu. Je m’empare d’une petite cuillère à café, et soucieux de ne pas rater mon coup je la passe avec insistance sur la flamme de la gazinière. Puis, parvenu derrière lui à pas mesurés, je soulève délicatement son béret en l’attrapant du bout de la couette. Arlette, le regard effaré, épiait hypocritement sans souffler mots, curieuse de voir jusqu’où je pourrais aller… Un crâne super tentant, un œuf d’autruche tenu au chaud dans un nid fait d’une couronne de cheveux blancs s’offrit à ma vue. Nul ne put arrêter ma main fadade, si attractif l’œuf (Pim Pam Poum et le Capitaine), que je te lui pressssssse la cuillère sur le clos ! L’effet fut foudroyant, Tont’ bondit comme s’il eut un ressort sous les fesses, saisit par un pied le fauteuil sur lequel il était assis, et prêt à m’assommer, le brandit  au-dessus de ma tête. Là, je pris conscience de ma cabourdise et de la vigueur des biceps de mon vieil oncle. Mettons-nous à sa place, vous dormez tranquille, et subitement une violente douleur vous brûle, dans, sur, on ne sait plus… le citron ! En un éclair vous croyez fondre un plomb, vous pensez de suite à une attaque cérébrale, vous bondissez, et là vous découvrez l’affaire, que c’est votre grand benêt de petit-neveu, un sadique, un bègue, qui vous a joué un de ses tours de couillon.

De la semaine, Tonton ne m’adressera la parole ; ̏ bigre! ̋ il se révéla rancunier. Cela s’admet aisément, en quelques jours une cloque, sans mentir,  près de  la dimension d’une ampoule électrique de 25 Watts, lui avait poussé sous le béret.  Faire, à vingt-cinq balais, des trucs de la sorte, était-ce sérieux ? Dire, que j’allais bientôt être père…

Bernard Belluc

L’Herbe du Diable-Le hussard bleu

hussard bleu v5

Apprécié par un nombre de gens amateurs de mon travail, à vingt-sept ans -et c’est jeune- j’étais  » arrivé  »  -et c’est triste- j’entrevoyais qu’en fréquentant uniquement  mon petit cercle de napoléoniens je me privais de connaître d’autres groupes d’individus, en l’occurrence les couche-tard, les artistes globe-trotters, les aventuriers du grand large. L’ami Marc, mon ancien concurrent dans les courses de mob’ au village, se découvrait être l’un des leurs ; au Japon ça avait démarré plein tubes pour lui, il exposait ses peintures dans les galeries de Tokyo. Rentré au pays et désœuvré, il passait journellement à la maison. Un après souper, nous entendons cogner à la porte, Marc est avec des potes à lui, anciens des beaux-arts de Paris, en randonnée dans le coin. Il tenait à nous les présenter. Désireux de sympathiser, et honoré de leur visite, je les fais asseoir dans mes meilleurs fauteuils placés devant ma monumentale cheminée enfin achevée, et me démène à allumer un ridicule feu de bois qui ne veut pas prendre. Estimant que cela serait plus efficace, de ce temps Arlette avait mis à chauffer de l’eau sur la gazinière, ils avaient demandé du thé, des gars simples, facile à contenter. Un, appelé Fred, préjugé gros déconneur, il le portait sur sa dégaine, sort d’un petit sac fourre-tout une pochette de papier à cigarette Zig-Zag, un paquet de Camel, suivie d’une bonne enveloppe remplie de brindilles de plantes vertes sèches, ressemblant à de la tisane, et y va d’un baratin. Il m’explique, qu’il n’existait aucun danger à fumer ce truc, qu’avec ce produit j’allais voir tout amour, la vie en rose, peinte en rouge ! Le mirage. Le virage. Transgresser un  interdit est toujours jouissif, à l’exemple de la première clope fumée dans les cabines en cachette des vieux. Il me revint à la mémoire, d’avoir lu, que  Meissonier, le grand peintre de batailles napoléoniennes, tête de file du mouvement nommé péjorativement le pompiérisme, jadis avait fait partie du Club des Haschischins, en excellente compagnie de Rimbaud et Verlaine. Je me remémorais à haute voix cette surprenante anecdote, quand Fred d’un ricanement malicieux ouvre les hostilités, par ces mots :

« -De là l’expression, fumer comme un pompier ! ».

Eclat de rire dans la pièce, auquel je mêle les miens, en appréciant l’humour et la finesse d’esprit de Fred. Quoi qu’il en soit, son attaque était ciblée. Un grand débat aurait pu s’engager, car mon flair me disait… qu’à l’inverse de mes gouts, cette équipe d’artistes « d’aujourd’hui » devait exécrer l’académisme, la peinture dite  « pompier ». J’aurais pris malin plaisir à ferrailler avec mes invités,  mais ce soir je m’étais mis dans la position d’observateur, curieux de connaître ces loustics de la nouvelle heure, et pourquoi pas d’essayer leur tabac au parfum agréablement épicé, dont l’inhalation provoquait d’après eux des délirantes pentes de rire ; aux dires, rien de méchant. Avec deux papiers à cigarette terminés d’un bout de carton, le tout roulé en un tour de main sur le plat de la cuisse, Fred vient de réaliser un magnifique cône de la forme d’une mini pochette surprise prolongé d’une mèche, et me fait l’honneur de l’allumer. Sans hésiter, je tire dessus, en mémoire de Meissonnier et des anciens de l’Expédition de la Campagne d’Egypte, quatre grosses taffes qui grillent le cornet jusqu’à près de la moitié.

Si je le lui demandais, ma femme me suivrait en enfer ; c’est ce qu’elle accepta, en aspirant fort, et flamba le clop’ jusqu’au carton.

Cette soirée m’avait donné l’occasion d’inaugurer la fin des travaux de ma cheminée. L’essai se montrait peu concluant. Avachi dans l’un de mes fauteuils Louis XIII, je m’étais à l’aise  lancé à calculer mentalement comment je pourrais m’y prendre pour améliorer le tirage du foyer. Multiples solutions me sautaient à l’esprit, je me sentais génial. Sur ce, j’attendais, patiemment assis, les soi-disant effets tant vantés de leurs cigarettes, en  commençant à douter de l’efficacité de ce produit. Arlette, dans un état de réflexion analogue, chaque minute me demandait :

« -A toi, ça te fait ?! ».

Inlassablement, je lui répondais : « -Non, rien ! Et à toi ?!… ».

et là, Arlette, reprenant sa voix dans un raclement de gorge :

« -Je ne sais pas pourquoi, mais d’un coup j’ai sacrément envie d’un grand verre de limonade, je boirais la Mer !! ».

D’en parler, elle me donne soif. Une eau gazeuse, un Coca, aurait été impec’.

Cela s’annonçait sans plus, pour être une soirée relax’ au coin du feu, mes parisiens devaient adorer… Sur ma platine Dual débutait le lancinant Boléro de Ravel qui ouvrait par un doux son berceur de hautbois. D’un regard passif, mes yeux s’étaient portés sur l’imposant lévrier en pierre sculptée, provenant d’un de mes derniers samedis de chasse chez les brocs. Posté en sentinelle au pied d’un des piliers de la cheminée, il m’inspirait l’apaisement. Une légère rythmique cadencée, tapée sur la caisse claire d’une batterie, venue soutenir le haut bois, prenait ampleur, dans les baffles de ma platine Dual HS 21, et moi achesse, affalé, dépourvu d’aucun maintien, les jambes balancées à cheval sur l’un des accoudoirs de mon seigneurial siège.

Les minutes s’égrenaient… la gracile silhouette élancée du lévrier se dessinait superbe sur le fond de l’âtre incandescent, et insensiblement s’animait aux notes des flûtes traversières rentrant en scène, accordées à une trompette et à une multitude de divers autres instruments venus s’accrocher à la batterie, elle, battant la cadence, toujours plus fort ! Le chien se mouvait lymphatiquement, il partait à m’évoquer les formes  très réalistes d’un dromadaire se déplaçant avec grâce, une impression que surappuyait les ondulations des belles flammes naissantes, et la montée en crescendo des timbales et des cuivres du Boléro. La vision devînt si réelle, qu’à la deuxième clope de Fred, l’illusion est totale, et l’expérience délicieusement cool,  sauf pour Arlette qui basculait dans un mauvais trip, (j’enrichissais mon vocabulaire). Elle me bafouille, qu’elle se décapsulait. Elle coinçait sa tête entre ses mains, comme quelqu’un ne sachant comment empêcher le couvercle de la marmite de sauter. M’aurait-elle communiqué son angoisse ?… L’angoisse ça vous fait gargouiller le ventre ; ou autre supposition, l’hypothèse d’une transgression anale, (un arriéré à évacuer), on en déduira ce que l’on veut, au résultat, en moins de deux je me déculotte et libère au milieu du salon un bel estronc, un magnifique bronze rivalisant avec celui de la place Vendôme. Il fallait bien ça, en langage quat’z’arts, matérialiser le « Merde ! » de Cambronne, lâché en clin d’œil à l’intention de mes oiseaux des beaux-arts, chose qu’ils devinèrent et prirent avec humour. « Vive L’Empereur »

Nos joyeux comparses envolés, un brin incommodés, et plus tchi d’herbettes à griller, Arlette se cramponne à ma main, et avec des semelles de plomb nous montons nous coucher, épuisés par l’éprouvante veillée. Sans même avoir eu le réflexe d’éteindre la lumière, nous nous écroulons en arrière, « POUF ! » sur le lit. On se retrouve « Nénette » et « Rintintin » allongés côte à côte, à faire la planche sur une prairie de nénuphars… Probablement, mes yeux durent fixer l’ampoule du plafond, car mon cerveau pris comme sous l’effet d’un état d’hypnose, je vois soudain un écran noir emplir la totalité de mon champ visuel, et ce fut pareil qu’au départ d’un grand film.

                                                          Au centre de l’écran intensément noir, surgit la silhouette de profil d’un cavalier, aux contours dessinés d’un trait vert électrique fluorescent. L’homme est coiffé d’un casque à l’antique, et le bras armé d’une longue lance tenue pointe en l’air. Dans un silence absolu, le cheval galope au ralenti en pratiquant du sur-place. Je suis bien… extrêmement bien…  à ne plus savoir si j’existe… Avec une infinie lenteur, le lancier abaisse son arme, laissant ainsi apercevoir des milliers d’autres lances parfaitement alignées, qui dans le même mouvement s’inclinent, bien…bien… bien … leurs pointes s’enflamment, bien…bien…bien… en des myriades d’étincelles de feux de Bengale, bien… bien…bien… et Brutalement ! Une Formidable Déflagration ! Jaillit une insoutenable lumière ! Une seconde auparavant, j’étais dans une attitude contemplative, bon spectateur, et sans rien comprendre me voilà propulsé au milieu d’un monde tumultueux, inondé de clarté. Une boule de feu m’aveugle. Le soleil ! Les yeux brûlés de poussière, de la terre dans la bouche, une âcre odeur d’urine animale dans les narines, les oreilles enssourdées de cris, entrecroisées de furieux hennissements de chevaux, avec en échos des puissantes détonations d’armes à feu, je suis au sol, et tente désespérément de me dégager, les membres empêtrés dans un abominable tas de cadavres. Au-dessus de moi, sous mon nez,  se balance un énorme cul de cheval ! Les vifs écarts que donne l’animal dressé sur ses deux pattes arrières, me rejettent à terre à chacune de mes tentatives exécutées pour me relever. Une somptueuse peau de panthère recouvre ses flancs, et enfourché dessus, se tient, terrible, « pétard de Dieu ! » un officier de Hussard, tout paré de bleu céleste, galonné d’argent de pied en cap. Un Million de fois, Fou ! J’hallucine! L’irascible destrier est cabré, l’échine en S, prête à se rompre. L’homme de guerre, sabre au clair, fait corps avec la bête, tous deux incarnés dans l’identique posture référant au mythique tableau du peintre Géricault ! Taillé dans de la soie bleu de ciel, le saillant uniforme scintille sous les feux conjugués du soleil et des éclats des boîtes à mitraille. A mes agitements de bras, l’hallucinant guerrier m’a repéré. Ainsi soit-il, j’attends de lui de l’aide. Au lieu de me tendre une main secourable, de sa hauteur il me toise. Sous les touffes de poils du colback lui masquant la moitié des yeux, je pressens à son farouche regard, qu’inéluctablement ma dernière minute a sonné. A cette menace, je me jette, me traîne à genoux, me pends aux sublimes bottes de cuir bleu du féerique cavalier, et affolé, d’une voix altérée par l’émotion due au danger éminent, je lui bredouille :

« -Grâce ! Grâce ! ca ca camarade ci citoyen, épargne-moi, je suis Français ! Un des Tiens ! Un Artiste ! Pitié ! ! »

Il semble sourd à mes supplications. J’ai beau en dernier recours lui décrire en une rapidité de gestes le triangle maçonnique,  le signe de croix, négatif ! Le Hussard de Légende, resserre le poing sur la poignée du son sabre. La lame damasquinée jette des éclats bleus et or. D’un  geste lent, ample et haut, pelisse au vent, il lève l’arme, et l’abat avec majesté, mais non moins dépourvue de vigueur, sur une de mes mains,  que d’instinct j’avais mise en avant afin de me protéger le visage. Le tranchant de l’acier est si finement affûté, que trois de mes doigts volent dans les airs, une giclée de sang m’éclabousse la face. Paralysé, en extase, et la voix revenue, spontanément avec force  je m’écrie :

« -Magnifique ! C’est Magnifique ! Magnifique, Magnifique !! »

Bernard Belluc

Le Tambour Major

TAMBOUR MAJOR SURE

Pierre Boudou et son sternum

Sûrement l’atavisme, je devais obligatoirement tenir quelque chose de mon père, j’espaçais mes relations avec les gens ennuyeux, en laissant porte ouverte aux « vedettes », aux « fous », et à ceux prédisposés à le devenir. La sélection se pratiquait d’elle-même. Maintenant que j’étais casé, peu rigolo, ne pensant qu’à m’isoler à l’atelier, modeler de la glaise, ou pétrir les fesses d’Arlette, mes camarades s’en étaient allés… Les disques de rock rangés aux rayons des affaires classées, à présent tournaient sur l’électrophone du Eliane Célis, Lucienne Boyer, Jean Sablon ; (et du classe), Le Clair de Lune, non de Maubeuge, mais de Werter, Les morceaux en forme de poire d’Eric Satie, et j’en saute…Les nouveaux arrivants qui résistaient à cette épreuve musicale, iraient s’avouer être des bons, ils allaient amuser ma fiancée, et à moi me faire délirer à fond. Velu, pareil à un loup-garou, m’arrivait Jean-Louis (Jean-Lou), un type à l’orientation sexuelle non définie, malgré ses cheveux drus, son épiderme bleu de barbe forte, et des poils jusque sur le bout du nez qu’il était obligé de se raser tous les matins. J’avais enfin dégoté un furieux partenaire. En ces chaudes courtes nuits de juin, des vagues « idées » ébullaient dans nos cafetières, nous avions appris l’existence d’une fabuleuse tombe couchée dans le petit cimetière du village voisin, il s’agissait de celle d’un soldat de Napoléon, d’un Tambour-Major ! Les sépultures datant de cette époque étaient rarissimes, nous l’ignorions ; en revanche, je savais que dans les armées napoléoniennes il n’existait rien d’aussi spectaculaire qu’un Tambour-Major. Ils étaient tous de très hautes statures, le plus grand d’entre eux mesurait 2,20m, je l’avais lu sur un de mes documents, il s’appelait Siliacus, et ce nom à consonance mythologique, vibrait à mon oreille. Chaque régiment d’infanterie possédait un de ces gaillards-là. Le poing armé d’une longue canne à pommeau d’argent, ils marchaient à la tête des tambours, ouvrant les défilés dans les parades et les charges d’assaut. Les anciens récits du gendarme à bicyclette (le copain de monsieur Artus le potier), me retitillaient l’imagination, son aïeul Tambour-Major au 2ème régiment des Grenadiers de la Vielle Garde et qui avait fait à ses tambours battre la charge sur le plateau de Pratzen, me revenait grandement à l’esprit. J’allumais Jean-Lou avec le soleil d’Austerlitz, Albert Dieudonné*, la proclamation aux soldats de l’Armée d’Italie ; si bien qu’une nuit, surmotivés on se décida à franchir la grille du cimetière. Munis d’une pelle, d’une pioche, outils pas très catholiques, nous nous étions promis d’ouvrir la fameuse tombe. La lune éclairait à plein, trop à notre gré pour des voleurs. L’obscurité totale nous aurait paru moins inquiétante encore que cette irréelle étrange clarté propre à quelques exceptionnelles soirées d’été. Un mistral du diable soufflait, celui-ci bienvenu, couvrait le bruit de nos pas sur les graviers de l’allée.

Plantée dans la terre au milieu des orties, se tient à demi inclinée une modeste stèle. Dessus, il y est gravé une inscription à peine lisible, à moitié effacée par le temps :

 Ici repose Pierre Boudou

Ex Tambour- Major au 67e de Ligne de 1806 jusqu’à 1824

Un De Profundis

 J’y va-ti ?!  j’y va-ti pas ?!… Allions-nous y ?!  ou n’y allions-nous pas ?!…

Mais trêve de plaisanterie, c’est du sérieux, retroussons nos manches, crachons dans nos mains ! Au boulot !

Une chance, le terrain était meuble, notre travail de terrassier partit grand train. La peur paralyse, ou donne des ailes, dans le cas échéant elle nous fila tant de biceps, qu’en quelques rapides pelletées nous atteignîmes au but, en tombant tout de suite sur la pièce maîtresse. Le crâne!

Mêlées à même la terre, m’apparait en premier les deux cavités orbitales, creuses, noires, et mes yeux plongent dans ce regard sans fond. D’un geste ému précipité maladroitement j’avance ma main, une esquille du cartilage de l’arête nasale me pique, une perlette de sang pointe à mon index. L’angoisse me saisit ! Ces vieux os terreux grouillaient à coup sûr de microbes, ma blessure d’apparence bénigne (le piège !), allait immanquablement s’infecter, le châtiment réservé aux profanateurs, la Malédiction qui portait le nom de Tétanos ! « Tête en os ». Oh, fan ! Les six abattis empochés, dare-dare de retour à la maison, mon doigt soigneusement savonné et mercurochromé, nous pensâmes en fiéfés naïfs avoir traversé le plus dur. Grossière erreur ! Jour après nuit une insidieuse psychose s’installait.

Arlette se tenait à l’écart, restait interdite devant cette histoire, dépassant son entendement. Au regard de la justice, Jean-Lou et moi étions des délinquants, et aux yeux de l’Eglise, des âmes damnées. Puisqu’on avait beaucoup à se reprocher, pour dépasser notre culpabilité on se jeta dans la fuite en avant ! Aux alentours de minuit, les mains dans le spiritisme, les doigts plaqués sur un guéridon ; et les deux pieds dans le musée des horreurs, un matin sur le coup de midi, en arpentant les couloirs du service médico-légal de la Fac de Médecine de Montpellier, avec l’idée de se faire expertiser les osselets de notre soldat. Un des docteurs, attira notre attention sur un trou parfaitement circulaire, du diamètre d’une bille, situé au centre du sternum de Pierre Boudou, percé de part en part. Il conclut, en nous affirmant qu’il s’agissait d’un impact de balle, et que notre homme avait miraculeusement survécu à cette blessure immanquablement mortelle. De son doigt, le toubib nous montra en preuve de ce qu’il avançait, le début d’un cal de cicatrisation absolument visible à l’œil nu. Mon Étoile me comblait. C’était déjà immense de détenir les restes d’un grognard, de surcroît, un Tambour-Major, et en prime, touché au plexus solaire ! Un brave de brave ! Convenez, c’était autre chose qu’une balle reçue dans le coccis, qu’aurait attrapé un vulgaire fuyard.

L’expertise achevée, déjouant la vigilance d’un gardien nous nous mîmes à errer dans les locaux de la section de criminologie, lieu strictement interdit au public. Une curiosité malsaine nous y avait poussé et nous ne mations que d’un œil, il est vrai, gros qu’on n’en menait pas long. Fixés sur des panneaux muraux, s’alignaient des surprenantes collections d’armes et d’objets incongrus minutieusement étiquetés ayant servi à des crimes. En bout de salle, un groupe de personnes vêtues de blouse blanche, s’affairaient autour d’une table. Dans ce vaste espace résonnait le bruit strident d’une machine électrique, et nous pensâmes qu’ils étaient occupés à de quelconques travaux d’aménagement, ce qui d’un pas discret, nous fit diriger vers la porte de sortie. Comme ces gens se tenaient à côté de l’issue, en passant à proximité d’eux, « -Horreur de ma vie- ! » je vois le cadavre d’une grosse femme à laquelle ils étaient tranquillement entrain de tronçonner une cuisse à la scie électrique (d’où l’origine du bruit). A l’endroit de la section, dégoulinait une matière semblable à du calendos archi fait, vraisemblablement de la cellulite ; dès la première image j’ai fermé les yeux, c’est insensé ce que le cerveau peut capter comme détails en une infime fraction de seconde.

Le repas du soir me resta sur l’estomac, et les jours suivants rien ne rentrera par le haut, ni sortira par le bas. Bloqué.

A défaut de libérer mes intestins, je voulus au moins soulager ma conscience de citoyen. Complètement cariclo, j’avouais mon larcin au maire du village où avait eu lieu la profanation. Heureusement, un homme bienveillant qui vit en moi un grand désarroi. Ne se sentant pas d’en remettre une couche, il tenta de m’apaiser. Il me fit part de son projet d’agrandir le cimetière ; dans le nouveau plan d’occupation des sols, cette vieille tombe désaffectée devait être détruite.

Tranquillisé vis à vis de la Loi, il subsistait néanmoins une deuxième affaire à régler, non la moindre : nous expliquer avec le Ciel ! A toute nuit, suffit sa frayeur, nous subissions le contre coup de nos saturnales en basculant dans la grande hantise. L’ombre du Tambour-Major planait, même qu’à un moment, dans une de nos expériences de spiritisme les os de Pierre Boudou bougèrent devant nous ! Arlette se refusait de participer à ces séances. Une fois elle se mit à tenter, et dès les mains posées sur la table, elle chopa à la minute une géante poussée d’urticaire qui lui défigura monstrueusement le visage. Les femmes tiennent à leur beauté, elle se jura qu’on ne l’attraperait plus de sitôt à ce petit jeu d’imbéciles.

Le remord poursuivait méchamment mon complice. Ne résistant pas à la pression, et voulant précipiter le sort, les nuits, pris de courante il courait à travers bois dans l’intention de se faire attraper, par ?… lui-même n’en avait aucune idée. De mon côté, les terrifiants hurlements de King Kong ébranlaient mes faibles sommeils, je reprenais mes anciennes manies de somnambule en marchant apeuré à pas précipités dans la maison, grand-mère à mes trousses, sortie de son cercueil pour me tirer les oreilles. Avis, à la jeunesse ! Si la masturbation rend sourd, le spiritisme rend fou ! A être fou, autant être fofolle, la vie ainsi est plus légère à assumer, c’est ce que pensait Jean-Lou, me lâchant pour aller galoper derrière les garçons. Résultat des courses, peu difficile dans ses goûts, il faisait l’attaque à tous. Je n’en étais pas, et c’est très bien, ne compliquons rien ; ceci éclairci, le désintérêt qu’il manifestait envers ma personne me questionnait. L’ami parti, la place libre encore chaude, et chaud le guéridon, il me vint du renfort. Roro, un gadjo du coin, des muscles, un beau physique, joint à un homme d’esprit (il en fallait en la matière…), ainsi qu’un second du bled, surnommé Galure, un délirant à gros estomac, s’attablèrent, et avec ma sœur Domi déjà fragile (rappelons-nous ses visions lorsqu’elle était petite), le cercle fut bouclé. A quatre, le guéridon s’envolait, jouait des claquettes et nous, des castagnettes. En ouverture de nos séances, on demandait à haute voix à la table : « Esprit, si tu es là, frappe un coup ! ». Ça marchait d’enfer. Un soir, que nous opérions dans la cuisine de ma mère, à la rituelle question posée, instantanément en réponse tombe du mur une casserole, sans que le piton ait lâché ; à l’autre bout de la pièce, la pile de vaisselle qui égouttait, valse dans le bac de l’évier ; et le chien des voisins, à deux cents mètres de distance de là, se met simultanément à hurler à la mort ! Nous nous servions du rituel code alphabétique utilisé chez les spirites, le nombre de coups de pied frappés par la table correspondait à une lettre, ce procédé exigeait du temps, en contrepartie il nous permettait de recueillir des mots, des phrases, et des messages, les excellents soirs. Un esprit de la table se présenta à nous sous le nom de Théophile Gautier. Nous pensâmes aussitôt à l’écrivain. Trop bateau ! (Sautons). Suivi d’un deuxième, celui-là anonyme, passé à la vitesse d’un courant d’air, à qui Galure demanda au vol s’il connaissait la couleur de l’uniforme de Pierre Boudou. Du tac au tac, « tac »  « tac »   » tac »  » tac », à l’allure accélérée d’une machine à écrire de dactylo, le guéridon répondit : Jaune ! Une couleur complètement impensable, et qui mérita de ma part qu’un dédaigneux haussement d’épaule. Obtenue en des circonstances différentes, cette réponse ne m’aurait pas laissé si suspicieux. Quant à la question posée, n’y avait-il pas une multitude de sujets autrement sérieux à aborder avec les morts, que de leur parler chiffon, malgré le vif intérêt que je portais en la matière.

Quelque temps après, dans une banale conversation de fin de repas, papa parlera de son arrière-grand-père maternel qui s’appelait Théophile Gautier, et dont j’ignorais le prénom.  Plusieurs années plus loin, je découvrirai dans des nouveaux documents, que sur les 157 régiments d’infanterie de Ligne existant sous le 1er Empire, comptant chacun un Tambour-Major, seul celui du 67ème (Pierre Boudou), possédait un uniforme à la couleur de fond entièrement jaune !

Le cerveau retourné, résultant d’une première année de philo, ajoutée à une cinquantaine (déjà), de séances de table tournante, Galure virait pour tourner à l’envers. Là-dessus, des petits  déconneurs de la  fac  lui avaient au Restau U balancé  en cachette des acides dans la sauce des quenelles, il en suffit parfois d’un seul et l’on reste définitivement bloqué entre deux étages. Galure nous tenait des discours bizarros’. A l’heure du repas, il se serait bien senti en passant par la fenêtre d’une cuisine, de rentrer à l’aventure dans une piaule choisi au pif, de toucher à la va-vite la famille attablée, le papa, la maman, les enfants, et sans dire mot, ressortir rapidement en empruntant la porte. Surprenant délire. Arlette s’amusait à le faire parler. Surnommé au village « Galure », non parce qu’il travaillait du « chapeau », comme on aurait pu s’en douter, mais à cause de l’anagramme de son nom de famille (nul n’échappe à sa destinée), parallèlement ses petits camarades de l’université l’appelaient « Schizo », (Il n’y a pas de hasard). Un crâne bombu bourré de livres, un ventre rond, des gros os, des genoux bas, il prétendait être le fils naturel d’un saoudien, d’un émir roi du pétrole ; en tout cas, chose sûre, le polichinelle d’une brave femme du pays, qui le gavait de pâtisseries dans l’espoir de se le garder rien qu’à elle, à la maison.

Grisés de nos succès remportés au long des séances de spiritisme, nous n’avions pas su nous retenir de divulguer les faits de nos expériences. En retombée, il nous déboulait les journalistes. Belle épreuve du feu offerte à un jeune miraculé de la parole, en dépit d’une élocution qui me restait encore à parfaire. Front haut, j’affrontais les interviews. Cela commençait à faire du bruit, et sur une dénonciation, le commissariat de police me convoqua, au motif que j’aurais envoûté à distance madame machin, prise de successives crises de folies inexpliquées. Ses proches  l’avaient placée dans un établissement de repos, et ils me désignaient comme le principal responsable de son état. Je connaissais à peine cette femme, les gens fantasment vite. En tout cas, un excellent exercice imposé à ma langue qui, vaillante, devant l’inspecteur s’agita avec habileté. Le dossier fut classé.

Bernard Belluc

Le Voyage (suite Tambour Major)

LE VOYAGE

Le petit doigt capuchonné d’un dé à coudre, Lou s’était découvert une passion, la couture. Lui, à la confection des vêtements, et moi, aux travaux de bourrellerie (c’est plus mâle), à tous deux nous avions fabriqué un mannequin, un hussard du 7ème régiment. Ainsi soit fait, placé derrière la porte de l’atelier il montait la garde, près des reliques de Pierre Boudou pieusement mises sous vitrine. La permission du maire, m’accordant de conserver chez moi les ossements du Tambour-Major, n’avait pas suffi à apaiser ma conscience. J’y reviens, il restait à régler une ardoise, un impayé avec le Ciel, et l’Éternel ne fait forcément pas éternellement crédit. On peut admettre d’avoir peur la nuit, mais le jour ? !…  en ville, au milieu de la foule ?… La peur en soit, c’est le mot ! Mes nuits de sommeil s’en ressentaient. Notamment, une de ces courtes nuits de juin, aux environs de la St Jean,  où… un bruit de pas, lent, traînant… vint à me réveiller.La porte de ma chambre est grande ouverte, les bruits venus du vestibule sont très distincts. Je tends l’oreille, c’est exact, j’entends des clappements de pas s’approcher…

Stupeur ! Mon mannequin de hussard, d’une marche mécanique, pénètre dans la pièce (il faut me croire sur parole), pivote d’un quart de tour sur ses talons, se dirige droit sur moi. S’arrête net. Tout près de mon lit. Et, se fige !

Baignée dans la légère clarté de l’aurore, la Chose est là à m’observer. Je suis si pleinement sous l’emprise de son regard que j’en oublie la peur. Devant mes yeux ébaudis, se dessine par intermittences la face macabre du crâne de Pierre Boudou, à demi dissimulée derrière le visage en carton-pâte du mannequin. Atteint d’un effet comparable à un état d’hypnose, je m’assois sur le bord du lit – un siècle- et cette étrangeté, dans un mouvement saccadé, me tend, la main !

Avec indolence, d’instinct, j’approche, ma main, de la sienne et. Il me la serre ! !

Le contact est bien réel (Je sens encore sa main aujourd’hui sous mes doigts). Puis, relâchant son étreinte, d’un à-coup, tourne le dos et, s’en reva, paisiblement, au même pas, en réempruntant le chemin par lequel il était arrivé, c’est simple, en repassant la porte, et non en traversant un mur comme l’aurait fait un fantôme. Si ce n’est pas un fantôme, alors qu’était-ce ?!!… A tout prendre, l’hypothèse du fantôme m’aurait au moins un semblant tranquillisé, car mettre un nom aux choses, rassure toujours. Je me lève. Des yeux, je le suis à distance, et il disparaît dans la pénombre du couloir. Ne le voyant plus, au lieu de me sentir apaisé, saisi d’une trouille noire je vais à la course me réfugier dans la chambre de mes parents.

La tête emmitouflée dans un bonnet de laine tricoté, le père roupille, le fusil de chasse à portée de main, adossé à la table de nuit. Une de ses passes paranoïaques. Ce gros flingo me faisait trembler, il me rappelait qu’un soir, surprises en train de faire le mur mes sœurs avaient failli recevoir une volée de plombs par mon père qui pensait avoir en face de lui des malfaiteurs.Le sommeil léger, maman se réveille, s’étonne de ma présence. Commotionné, en vrac je lui explique : – « Le Mannequin, la Tête de Mort, la Main ! » Elle m’arrête, ronchonne :

– Je ne comprends rien, parle moins fort, tu vas réveiller ton père. Trop tard, Roger ouvre tout rond un œil, sursaute :

– Hein, Jo, qu’y-a-t-il  ?… des rôdeurs ? ! Son bras décline un mouvement vers le fusil.

– Poulet ! Poulet ! non non non rendors-toi, c’est Bernard, il a eu un cauchemar.

D’une main retenant son caleçon long à la Lucky Luke ; de l’autre, soulevant le bonnet, d’un seul coup d’un seul il est debout. C’est parti pour une engueulade carabinée :

– J’en ai mon couffle de ces histoires de jobastre. Aussi, MMMonsieur… va déterrer les morts ! Et moi, je fais quoi ? le con, je travaille ! Non content de ça, on m’empêche de dormir, de récupérer ! Il va nous rendre tous cinglés avec son Napoléon de Malheur ! ( cætera, cætera…)

Inutile de songer à me recoucher. Patraque, je descendis à la cuisine, bus à 6h du mat’ mon Banania, et je partis sans entrain à l’atelier, puisque tôt ou tard il faudrait bien que j’y retourne. Derrière la porte, le mannequin de hussard est à sa place, toujours là planté ! Je me fais mince en passant devant lui, et m’installant à ma table de modelage je me mis à bosser, bosser, pour tout oublier, travailler comme jamais je n’allais travailler, une résolution non réfléchie et qui, (nous allons le constater), se révélera être salvatrice.

Satisfait de me voir à l’œuvre, papa m’amena à l’atelier le patron de La Grande Maison, magasin de vêtements pour homme situé sur la place centrale de Montpellier. Il s’appelait Monsieur Jambon, et la place, Place de l’Œuf. (Juste une remarque amusante, dans ces murs trente ans après il y aura un Mac Do).

Jambon me proposa une suite de vitrines à décorer sur le thème de l’Empire. Aussi central, c’est impossible, devant la Grande Maison circulait tout Montpellier, Roger eut un trait de génie, il n’aurait pu mieux s’y prendre pour lancer le petit. Le meilleur de ses coups. Du coup, j’envoyais là-bas en pension mon remuant mannequin. Par sa haute taille, il servait d’appelant à l’expo. Un badaud, devenu un habitué, attifé d’un collant de danseuse, et bien en jambes, matait à longueur de temps la saillante culotte rouge galonnée de nœuds à la hongroise, portée par le hussard. Nous riions gentiment de ce type, les excentriques à cette époque ne couraient pas les rues. Nous nous attendions à voir un de ces jours cet original déambuler dans une culotte semblable à celle du mannequin.

M. Jambon (il y a des gens bons), fut inspiré de m’avoir donné ma chance, sa bonté le récompensa, il tripla ses ventes. De mon côté, grâce à cet expo je gagnais six, sept clients, qui allaient devenir des fidèles, et parmi eux un éminent, le grand patron des slips Eminence, (nous restons dans la culotte).

Les potes, partis s’aérer, le mannequin loin de ma vue, en exposition à Montpel’, les os du Tambour-Major rangés dans un carton, et Arlette évitant de me parler de lui, incroyable mais vrai j’avais tout gommé jusqu’à son souvenir. Il me fallut près d’un mois, pour me rappeler l’extraordinaire visite de Pierre Boudou, et assimiler que par cette poignée de main il me pardonnait. Au-delà d’un pardon, c’était un double Merci ! Il m’avait rendu grâce d’avoir sauvé ses restes et tiré sa mémoire de l’oubli. Parfois il est long le temps de transmission de la main au cerveau. Une trentaine de jours avait été nécessaire pour me sortir de cette amnésie traumatique, rétablir les connexions, prendre conscience de la portée symbolique de ce simple signe qu’est une poignée de main, message d’amitié vieux comme le monde. Je venais en quelque sorte de réinventer l’eau chaude, de découvrir ce que représentait une chaude poignée de main ! Cette stupéfiante révélation me remplit de confiance et me motiva à foncer dans de nouveaux audacieux projets, un départ en Campagne, avec armes et bagages ! Je rappelai à moi l’équipe de spirites, Roro et Galure, avec  évidement mon Jean-Lou, en vue de leur soumettre le plan d’une expédition de plusieurs  jours dans l’arrière-pays, nous quatre, armés, habillés, équipés, comme au temps de Napoléon. Ils approuvèrent avec enthousiasme. En l’espace de cinq minutes notre choix est arrêté, nous ferons Campagne dans l’Arme de l’Infanterie, en habit de Grenadier et Voltigeur. Lou, s’étant exercé la main sur les nippes du mannequin, on le chargea de la partie tissu. Nous, on se réserva le travail du cuir et du métal, des travaux virils. On fit un boulot soigné, par respect pour nos personnes, l’uniforme et l’Empereur. Durant les longs moments passés à la confection de nos effets, j’excitais mes braves en leur lançant des tirades d’Albert Dieudonné : « ITALIE! » « ITALIE ! ». « Soldats ! Là, vous y trouverez Gloire ! Honneur ! Richesse ! ». Moyen de pimenter notre affaire, Galure émit l’idée de vivre sur l’habitant. Génial ! Nous fîmes un vote à main levée. Trois voix contre une. Adopté à la majorité. Adjugé ! Jean-Lou se vit être le seul à ne pas avoir levé la main. S’inquiétant de la tournure que prenait le programme, il préféra renoncer. Il en avait largement assez dans la tête avec l’histoire du Tambour-Major. Sa défection n’entama nullement le moral de ceux qui se disaient résolus à encourir l’aventure. D’avance, nous salivions à la pensée des rondelettes poulettes des paysans qu’on allait embrocher sur le fil de nos baïonnettes, et faire rôtir à la flamme de nos feux de bivouacs. Les poulaillers m’éveillaient surement des souvenances, mes ébats, « Avé Arlette ! » dans l’arène, l’enclos à poules de chez Joseph Delteil. Quant aux deux autres comiques, leur fantasme consistait à se payer une colossale déconne, en apportant une nuance concernant Galure, « camarade mascarade », l’intellectuel du groupe, parti à fond les ballons dans un délire situationniste. Son grand-père, un de la bataille de La Marne, venait à l’atelier nous encourager. Il se servait de sa canne comme s’il maniait un fusil, la mettait en joug, visait, faisait : « -Bang ! », « -Bang! », et toujours sans plaisanter, d’un ton haut s’écriait : « Cessez le Feu ! Arme, à l’épaule ! Vive la France ! ». (Mon jeune ami Galure savait de qui « tenir »). Il m’incomba la tâche de fournir l’armement. Depuis l’acquisition de mon sabre, l’AN XIII de cavalerie, je connaissais un broc chez lequel trainaient quelques sabres-briquets d’époque indéterminée, et vendus au choix à 40 F pièce. Quoique un peu plus chéros’, kif-kif pour les flingots, à l’origine à silex, démilitarisés, transformés en fusils de chasse à système d’allumage à amorce, on ne s’attardait pas à ces détails. Et voici,  Roro canaille « Filochard »; gros Galure  » Ribouldingue », et Ber la belle nazole « Croquignole », tous trois réformés, exemptés du service militaire ou sur le point de l’être, enfin prêts, habillés, ficelés, sans aucun effet civil de rechange, chacun avec seulement  cinq balles dans la giberne (traduisez, cinq francs), afin de durcir l’épreuve, et somme minimale obligatoire qu’exigeait la Loi, sous peine sinon de tomber sous le délit de vagabondage.

Au flanc gauche, un de ces sabres courts à 4 billets, pour couper le cou à la volaille.

Au flanc droit, une bonne gourde. Au bras gauche, une de ces grandes pétoires traflou. Sur la tronche, un shako en forme de pot de fleurs. Dans le dos, un havresac empli de bouffe, et une miche de pain plantée en bout de baïonnette. Fadolis, mais prévoyants !

Partir ainsi armés jusqu’aux dents, au lendemain de 68, dans ce contexte Peace and Love, fallait le faire ! L’acte révolutionnaire se pratique toujours à contre-courant de l’opinion du moment. Galure estimant posséder les biceps, la poigne d’un portefaix, réclama l’honneur de se charger du drapeau, une grande vieille bannière tricolore, au bout de laquelle on avait fixé sur la hampe un aigle fantaisie d’époque second Empire, un prêt du collectionneur et ami Monsieur le Docteur Fabre.

Aux yeux de nos parents, tout ceci paraissait dépourvu de sens, à l’exception du papé, l’ancien de 14, qui  rouméguait à sa fille Magali (la maman de Galure) : « Tais-toi, grosse coucourle, arrête de critiquailler, ces trois jeunes sont des as ; si j’avais dix ans de moins je partirais avec eux ! ». Le jour de notre départ, elle, haute en couleur forte en voix, ameuta le village. Elle criait, en prenant les gens à témoin : « Regardez ce Belluc, avec son  Napoléon, ses tables tournantes, et tout son micmac, où va-t-il entrainer mon petit ?! Macarel de Macarel ! il me l’a complètement dévarié ! » (Comme s’il m’avait attendu…). On sait, que les mères sont aveugles concernant leurs enfants. Nous nous apprêtions à passer la rivière marquant la frontière de la commune, le bruit de notre expédition soutenu des coups de gueulantes de la mère Magali, avait fait accourir un tas de supporters et de villageois. Arlette était du nombre. C’est à ce moment qu’elle aurait dû se demander si elle faisait bien de vouloir m’épouser. Elle venait d’une famille extrêmement austère, la vie chez les Belluc forcément l’émoustillait. A côté d’Arlette, gigotait Dudu le bouffon de mon père, les oreilles décorées chacune d’une paire de cerises. Au repas de midi, Roger les avait cueillies sur la coupe de fruits et lui avait ordonné de les porter la journée durant, il s’amusait à lui donner des gages. A propos de mon père, il se fit remarquer par son absence. La raison à cela, est qu’il me jugeait trop excentrique. J’étais parvenu à lui flanquer la honte, involontairement je marquais un point sur lui dans le domaine où je m’y attendais le moins.

Au lieu d’emprunter le pont situé 500 mètres en aval, en grands courageux motivés par l’affluence du public, nous envisageâmes traverser la rivière à la nage. Je reverrai jusqu’à la fin de mes jours, mon gros patapouf de Galure au milieu du gué, de la flotte au ras  les épaulettes, drapeau hissé à bout de bras, et qui s’époumonait en lançant aux spectateurs ahuris, attroupés sur la berge : « Nous rentrons dans La Non-Histoire ! La Non-Histoire ! ». Un départ héroïque !

Aussitôt qu’on atteignit la rive opposée, les acclamations bizarrement se turent. De part et d’autre il y eu de furtifs échanges de regards. Nous n’appartenions déjà plus au même monde, un cours d’eau avait suffi. D’un léger mouvement de bras j’envoie un dernier signe à Arlette. Que des statues. Les mains portées à ses joues, Magali pétrifiée, ne parvenait à articuler un son. Seul Dudu s’agitait, frétillait du croupion. Le cul rejeté en arrière, les pieds en dedans, les pendants de cerises aux oreilles, d’une main il se cachait la bouche en poussant des petits cris retenus.

Lèvres serrées et front songeur, on se mit à marcher en coupant droit dans la végétation. Sortis de la zone boisée, nous croisions les premières autos. Elles nous klaxonnaient, les chauffeurs nous envoyaient des bonjours ; ou simplement pour nous avertir de leur présence, (se pensant qu’avec ce genre de loufdingues sait-on jamais, des fois qu’il leur prendrait l’envie de traverser sans regarder, s’imaginant être encore au temps des diligences). Notre itinéraire passait par un lieu-dit, Le Relais, nous étions un dimanche de début d’été, un paquet de touristes il y avait. Nous voulûmes rendre bonne impression, imposer le respect, nous rectifiâmes nos tenues, déployâmes les Couleurs, et tête roide, l’air grave, nous rentrâmes à travers foule. Médusés, les gens s’écartaient, nous laissaient le passage. Dans le silence qu’on fit naître, j’entendis une mère chuchoter à son enfant :

– Regarde, ce sont des soldats de Napoléon.

Une heure à peine que nous étions partis de la maison, et déjà nous en avions plein les guêtres, nous transpirions comme des bœufs sous notre lourd attirail et nos uniformes en épais drap de laine. A la guinguette du Relais on s’accorda une halte. Un attroupement de curieux, à la minute se rassembla autour de nous. Galure se jeta, embraya dans la palabre, sur le ton d’un sergent recruteur. Il offrit un pot au premier gus devant lui, une combine d’amorcer la pompe et en retour se faire arroser. Des bocks et des bocks qu’il but à l’œil, mon cochon ! Nous dûmes néanmoins à un moment mettre la main à la poche. Consciemment, sans remords on brûla nos vaisseaux en flambant chacun nos cinq ronds, ainsi l’aventure totale pouvait démarrer. Nous tentâmes d’impressionner le public, on raconta qu’on était des éclaireurs, quatre cents derrière, le gros du bataillon, s’apprêtait à arriver. Nous étions l’Avant-Garde, « enfin »… « quoi « … et dans nos jeunes têtes  » d’artistes  » cette appellation résonnait fort. Le ixième bock envoyé, nous reprîmes à grand mal la route, nous en voyions « deux », ça zigzaguait. La nuit, le bivouac fut établi sous un pont. Non comme des vulgaires clodos, nous avions choisi le cadre, un ancien pont romain. On gela dans nos capotes, nous ne pûmes dormir que d’un œil.

Le lendemain, dès que l’on eut les deux yeux ouverts, nous nous mîmes péniblement debout  en prenant appui sur nos fusils, sauf notre Ribouldingue de Galure, les fesses restées plombées au sol. Il se plaignait de ses pieds. La veille, on s’était tapé au maxi sept bornes, et mon bon se payait déjà des ampoules. Que dis-je, des ampoulasses ! Chacune d’elles lui occupait la moitié de la plante des panards. Au village voisin, avec des peilles et des bouts de ficelle qu’une aimable mamette sensible au prestige de l’uniforme, nous donna, on lui emmaillota les pinceaux. Ça, c’est de la chaussette russe ! Monstrueusement énormes, elles lui rendaient une silhouette éléphantesque. Nous étions obligés de nous arrêter toutes les cinq minutes pour lui desserrer les bandages, ses pieds avaient considérablement enflé. D’un ton piteux, il nous mâchonna qu’il allait retourner chez lui à petites journées, et que par l’esprit il resterait relié à nous. Partis  seulement avec un effectif de trois,  nous ne pouvions pas nous permettre de perdre l’un de nous en route. On se résolut à faire de l’auto stop, seule façon de continuer notre épopée, valable uniquement si nous demeurions groupés, et l’on monta dans la benne d’une camionnette de maçon. Assis sur des sacs de ciment, position peu glorieuse, il fallut sauver la face en tenant haut le drapeau, étoffe au vent. D’instinct, nous prîmes des allures crâne, le menton relevé, les épaules rejetées en arrière. On était, dedans ! dans notre film ! La camionnette sur les montées faisait du 40, une queue de bagnoles nous collait au cul, les automobilistes klaxonnaient, nous signalaient de se serrer sur le bord, qu’ils désiraient passer. Ce cirque, par trop duré, excéda notre chauffeur, qui nous largua en rase garrigue. Nous avions oublié de remplir nos gourdes, me voici de corvée d’eau, et je m’en va cogner à l’huis d’un mas isolé. Un fillot m’ouvre, et à l’apparition de cet improbable visiteur,  fuit à toutes jambettes, en s’égosillant :

 – Mama ! Maman !  Vé ! Vé ! y a le capitaine Coignet !

La vie de ce grognard était passée récemment en feuilleton à la télé. On devine le choc qu’éprouva ce môme.

Un vieil écriteau de bois, perchoir à pies, indiquait la direction de l’abbaye de Calages. Un chemin de terre cabossé de calades, se dessinait au travers de maigres buissons épineux, égrenés de chênes verts rabougris crevant la soif. L’épreuve du désert. D’un commun accord nous décidâmes de marcher sur l’abbaye, avec l’intention qu’une fois arrivés, de planter là le camp, au besoin quelques jours, le temps à Galure que ses cloques se dégonflent.

Le mal de la maison partait à me prendre.

Une heure de l’aprèm’, midi à l’heure ancienne, un soleil de plomb fondu et une demi-lieue à nous farcir à pas d’escargot, au pas de Galure. Complètement à plat, ne parvenant pas à se rabaler, je l’aidai à porter l’encombrant drapeau, chacun le tenant à un bout, la hampe placée à l’horizontale, prenant appui sur nos épaules. Nous faisions le train, Galure devant, la loco, à court de souffle ; moi derrière, le tandem. De ma position à l’arrière, il m’offrait le spectacle désolant de ses pieds meurtris emmitouflés de chiffons déjà en lambeaux, et de son habit, aux basques effilochées se raccourcissant à vue d’œil en suivant le droit fil de l’étoffe. Ma grosse capote roulée sur le havresac me brisait l’échine. A dessein d’en disperser la charge, je l’avais répandu sur mon corps, y compris par-dessus le shako, qui à ce surplus de poids s’était enfoncé sur ma tête et me sciait les oreilles. Je marchais sous une tente ambulante, protégé des morsures du soleil, on en conviendra, mais vite asphyxié, sans le moindre pet’ d’air. Prudents, nous nous étions grandement chargés en provisions de bouche, ce qui en cette heure pénible nous alourdissaient sérieusement. Galure, pourtant gros goinfre, donna le signal du délestage, il se mit à escamper ses boîtes de sardines, de gras doubles, bananes, patates, patati et patata… Ber, ses  spaghettis Panzani, son saucisson Mireille etc… Roro, suant sang et eau, retira son shako pour s’éponger le front. Je découvris, à mon étonnement, qu’il portait dessous en équilibre sur son crâne une boîte de cassoulet. Je me rappelai leur avoir comme ça raconté que les grognards se servaient de leur coiffure en guise de garde-manger ; aussi parbleu, je lui trouvais depuis notre départ la caboche anormalement enfoncée dans les épaules !Saisi d’une subite colère, mon Roro en vint à choper son havresac par les bretelles, et tout en marchant, se met à balancer des grands coups de pied dedans, en gueulant d’une seule traite sans s’arrêter :

– J’en ai, Marre ! Marre, de Napoléon ! Marre, de Dieudonné ! Marre, de ce jeu de con ! Marre, Marre, de Napoléon ! Marre……….

Il y avait mutinerie dans l’air. Galure laissa choir au sol le drapeau. Naze, titubant de fatigue, il fit un malencontreux pas de travers, et ce lourdaud marcha sur l’aigle creux en fer blanc doré qu’il emboutit comme une merde. Sur ce grotesque, mes jambes flanchassent ; écœuré, je m’écroulasse sur le dos, les dernières forces achevées, et l’esprit  pantois. Pouce ! Pause ! Et à mon exemple, les deux autres m’imitèrent. Affalé de tous mes os pointus sur des pierrasses, des épines, des trucs qui piquent, qui grattent, des fourmis dans les muscles, gorge et poumons en feu, je me disais : et si une bande de guérilleros andalous nous tombaient dessus, qu’aurions-nous fait dans l’état lamentable où nous nous trouvions ?!… Mes lectures sur l’horrible Campagne d’Espagne me revenaient avec effroi. S’il faut tout dire, je riais sous ma capote du sacré tour joué à mes deux collégionnaires, en les ayant embringué dans cette extravagante expédition. Je riais nerveusement, car épuisé au physique, comme au moral, la résistance humaine a ses limites.

Enfin, l’abbaye ! Elle servait de bergerie de transhumance. Bâti par les Cathares, le lieu était empreint de solennité, et purée de nos aïeux nous en avions tchi à pomper, trop éreintés pour lever le pif. Le regard rase motte, nous ne lorgnions en l’immédiat qu’un  tapis de pètes de brebis, avec le désir à mort de nous allonger. De notre vie, nous eûmes un matelas aussi moelleux, et un besoin si pressant de nous taper une sieste. Respect aux Couleurs, le drapeau droit debout adossé contre un pilier, et nous trois à roupiller autour, étendus sur le dos, les bras ouverts et les poings fermés.

C’est dans cette position du dormeur bien heureux, que je me suis réveillé au son des bruits de klaxon. Sœur Dominique et l’ami Puig à notre recherche, avaient en bagnole battu la campagne et questionné les gens des environs, leur demandant s’ils avaient vu passer à tout hasard trois « hussards ». Pas étonnant qu’ils nous aient si facilement retrouvés. Ils nous proposèrent de nous emmener faire la java. Une offre, à laquelle on ne sut résister, le village de Laroque organisait un bal de nuit sur la place publique. Nous fîmes une entrée sensas’ dans le bled ! Galure en tête, ventre en avant, drapeau à la main, l’embout de la hampe quillé dans son pantalon. Il marchait d’un pas large, altier, insolent, conquérant, les pieds enchiffonnés. Formidable courant de sympathie, les vieux de la guerre de 14  nous entraînèrent chez eux, sortirent les bouteilles de gnôle, nous firent voir comment on débouchait au sabre. Ils entonnèrent La Madelon, et nous les jeunes grognards, la chanson de Fanchon : « Elle aime à rire, elle aime à boire! ».  On vola la vedette à l’animateur du bal. Vexé de notre succès, du haut de l’estrade il essayait de nous mettre en boîte, faisait le beau au micro. Le vin mauvais, Galure dégaina le sabre, menaça de lui en balancer un coup. Sur cet accent de colère, nous prîmes pied sur les planches. De ce piédestal, Galure lança un vibrant Appel-au-Peuple ! Super heureux d’avoir à mon tour le micro, je me fis à sec le dernier couplet de S’il n’en reste qu’un, d’Eddy Mitchell (il y avait longtemps !), en n’oubliant pas au final, de glisser une main sous mon revers d’habit (hop là ! rappel à la mémoire de l’Empereur).

Ignoblement saouls, chacun engrené dans son propre délire, sur une embrouille d’un sabre m’appartenant et qu’avait perdu Roro désarmé par les charmes de ma sœur, de retour à notre bivouac, la tuture repartie avec Puig et Domi, la fureur me gagna. Reprenant mes biens, les armes que j’avais confiées à mes deux soldats à la manque, et surtout le drapeau, puisqu’ils ne s’en montraient pas dignes, tout en maugréant je partis décidé, résolu à rentrer vite à la maison. Le mariage, le boulot, des affaires sérieuses m’attendaient, et plus le goût de jouer au guignol. Une intense obscurité masquait les contours sinueux de la route, vingt bornes à me farcir avec triple bardât, rien de solide dans l’estomac, trois millilitres d’alcool dans le sang, et mis à part l’intermède de la demi-sieste, deux nuits de sommeil à rattraper, au bout d’un moment, me sentant raplapla je voulus tenter l’auto-stop. Durant mes quatre cinq heures de marche, je vis circuler très peu de voitures, et toutes, effectuèrent un écart sur la gauche en passant devant moi.

Au point du jour, j’arrivais fourbu au paìs, la mise et la mine défraîchies, empestant l’ours, et l’odeur du feu de bois. De nature, les villageois sont d’un tempérament moqueur, j’évitais à bonne escient le pont, l’unique voie d’accès au village, et je me jetai loin en amont dans la rivière, afin de regagner ainsi incognito mon logis par ce raccourci à travers champs. Empressé, ne prenant le temps de poser l’uniforme imbibé de sueur, le choc de pénétrer jusqu’aux épaulettes dans cette eau glacée me coinça la respiration. Je crus sur l’instant que ma cage thoracique allait se fissurer. La rive atteinte, un terrible frisson m’essora de haut en bas. Revigoré, dû à ce bain forcé, je m’attèle avec ardeur à l’escalade de la berge, raide et élevée en cet endroit, pour finir à la grimpette sur le ventre, en m’aidant aux branches basses des buissons. Parvenu enfin au sommet, j’apercevais à portée de vue ma chère maison derrière les champs de vignes. Je m’imaginais déjà être dans mon doux lit cent fois rêvé. Seulement voilà, déconfit de constater qu’un profond fossé rempli d’une végétation épineuse, long d’un quart de lieue et assez large, me barrait le passage. Alors, commençant à balancer de l’autre côté des broussailles l’essentiel de mon attirail, dans l’intérêt de passer plus à l’aise ce coin difficultueux, l’idée me tape de me servir de mon drapeau comme d’une perche. Un coup périlleux à la Tarzan, mariole à réussir, mais qui valait d’être tenté. Allons-y ! Je  pris un bon espace de recul, me concentra quelques secondes, et d’un jet je courus sur l’obstacle à franchir. La hampe se planta dans le sol mou humide du fossé, sous la pression de mon poids elle s’enfonça dans la glaise, si bien que, faute d’élan assez vigoureux et probablement de conviction, je me vis rester droit en suspension au-dessus des armasses d’épines, (difficile à croire, cependant vrai). Mes dernières forces brûlées à me maintenir de la sorte en équilibre, je me sentis légèrement glisser, et les ronces m’avalèrent en m’arrachant un long petit cri de douleur.

Nous rejetâmes chacun sur les autres la responsabilité de l’échec de notre équipée. Quelque soient les querelles que nous eûmes à ce propos, de tels souvenirs d’aventures allaient sceller entre nous une amitié à vie. Cela acquis, à y réfléchir, on jugea qu’il vaudrait mieux espacer nos fréquentations, au moins durant un  moment… Galure très échauffé par notre virée, trop intelligent pour la Fac, et le plus mal loti, sous peu partira en ambulance, vers une grande maison blanche.

Le regard fixe de Roro laissait rien de bon à présager… Et moi, à me plaindre de maux imaginaires, qui annonçaient mon douloureux avenir…

Conseil aux parents ! : Interdisez à vos enfants de toucher au spiritisme.

Bernard Belluc

Sur la route des puces

Les deux grosses musettes devenues insuffisantes, je mettais le surplus de mes pêches d’une abondance miraculeuse, dans des sacs Casino, qu’à l’heure du départ des Puces j’enfilais au guidon de ma mob’. A propos de départ, ce dernier dimanche j’avais sur les gentes quitté le marché, avec en surcroit de mon chargement habituel, une table d’apéro en forme de palette de peintre, et mise à cheval sur le réservoir, un shako de majorette à poils blancs, accroché par les jugulaires au rétroviseur, une pile de Paris Match placée sur le porte-bagages, et une gigantesque poupée de foire de 1,20m, qu’une aimable personne m’avait ficelé dans le dos, faute de pouvoir la caser autre part. Au démarrage, il fallut qu’on me pousse. Mon deux-roues  penchait  de droite, de gauche, avant qu’il ne trouve une précaire stabilité. J’avançais à petits tours de roues, aux Puces il y avait toujours foule. «-Attention !», «-Attention !»,  «-Ne coupez pas mon élan !», je criais. D’un regard amusé, les gens s’écartaient pour me faire un passage, des gosses irrespectueux, un chien mobile foufou, me couraient derrière. Raté, moi qui voulais passer incognito, par peur de donner l’éveil sur le fruit de mes chasses et pêches. Enfin ! j’avais décollé. L’air frais de la vitesse dû à un gros 25 à l’heure, essuyait mes sueurs créées par toutes ces émotions et l’épaisseur de ma chaude canadienne portée hiver comme été. La route défilait à faible allure, certes, mais j’avançais, le principal consistait surtout à ne pas s’arrêter, car il y aurait eu problème à redémarrer. Hantise des bouchons, des passages piétons, des carrefours, des feux rouges, je brûlais tout. Et, malhérous’ ! trois bornes plus loin, catastrophe, je crève à l’arrière, boudiii ! en zigzaguant à mort sur cent mètres, plein centre de Castelnau le Lez, dimanche matin 11 heures, sortie d’église. Un ami passant  en auto avec sa famille, m’aperçoit, stoppe en double file et sort son appareil photo pour me tirer le portrait. J’avais envie de tout, sauf de sourire au petit oiseau. C’était à prévoir, pas de pompe à vélo ! En quête de cet indispensable outil, je vais à pied au hasard sonner aux portes, avec toujours ligotée dans les reins ma monstrueuse poupée, dont je ne pouvais me débarrasser, les nœuds de serrage étant hors de portée de mains. Personne ne voulait m’ouvrir. Derrière une fenêtre située à un premier étage, un couple de personnes âgées, probablement durs d’oreille, du doigt me fait des indications négatives, répondant à mes mimiques de sourd et muet exprimant le désarroi d’un mec qui s’acharne à décrire par signes une pompe à bicyclette, et qu’on peut sans avoir spécialement l’esprit mal tourné, assimiler à des gestes obscènes de malade. Le tout évidemment, rehaussé par la présence de la poupée, cet objet insolite plaqué dans mon dos. Un bonhomme qui lavait sa bagnole me sauve, dans son garage je trouve mon bonheur. En trois coups, « pouf », « pouf », « pouf », je suis regonflé, il me pousse, et vas-y vas-a reparti, château branlant, avec la table d’apéro entre les pattes et tout le barda. Deux kilomètres après, toufftouff, touffff, pfff…. à nouveau à plat ! Ne nous abandonnons pas au désespoir. En rase campagne, paradoxalement il se pourrait que cela soit plus facile de se procurer de l’aide, et je me dis, chance ! c’est aujourd’hui dimanche, le jour où l’on sort les vélos. Sans attendre je lève la main au premier en vue. Oh le beau modèle de petit cycliste, casaque jaune à bandes rouge fluo, collants mauves, un modèle inconnu dans ma collec de petits coureurs Starlux. A mon signal de main, mon Anquetil freine net. Bien vu, c’est la solidarité de la Grande Amicale des deux-roues, l’homme joint l’esprit sportif à la délicatesse, en regonflant lui-même le pneu. Avec ça, serviable jusqu’au bout, il me pousse, et réavanti ! Quelques bornes non loin, j’allais encore être à plat, et cette fois ci le moral à plat-plat, étant donné qu’on était proche de midi, l’heure du casse-croûte, par conséquent plus de vélo à l’horizon…

Bernard Belluc

L’objecto-thérapie

Résumé : accumulateur compulsif, je collectais en abondance, petits plastiques, petits cartons, petits papiers, la matière éphémère des décennies antérieures avec en fond de rêve de créer un musée idéal ouvert à tout public.

3-page-1-BELLUC-241x300

Du monde, il en venait peu, mais suffisamment assez de quoi me permettre tester ! Parmi ces gens, personnes recommandées, copains, copines, se trouvaient mon ancienne voisine, depuis partie se mettre en ménage avec une  thérapeute (fan de peute !). Celle-ci, à l’ouverture d’un placard grouillant de titoilles, s’était précipitée  sur un flacon de parfum de foire, et la voix en émoi, elle me demanda la permission de le déboucher, après quoi elle avait brusquement placé la fiole sous son nez, et en sniffant une forte bouffée spontanément s’était écriée : « Les autos scooter ! Les garçons ! ». Aussitôt dit, comme foudroyée, elle était tombée à la renverse sur le plancher en gesticulant de tous ses membres. Dans des convulsions contorsionnistes, elle s’était mise à babiller une espèce de salade labiale inaudible. J’avais plié un genou au sol, et m’étais penché sur elle pour tenter de déchiffrer ce qu’elle baragouinait. Je fus démuni face à un tel cas. Quoiqu’il en soit,  j’étais ravi de l’avoir fait un brin avancer…  Elle me poussa à continuer dans mes collec’ et devint une de mes plus ferventes supportrices. Une autre, le cœur retourné, vomit  dans  ma  salle à  manger  dès  la  visite  terminée.   » tiens ! tiens ? ! » …  Encore un autre, celui-ci démarcheur en livres, pourtant homme d’âge mûr, d’esprit carré, costar croisé, col cravaté, eh bien, il fondit à bouillons de larmes sur une très ancienne plaquette de chocolat à croquer Kolher. Il faisait du bruit avec son gros nez, et dans son petit mouchoir de poche me crachota d’une voix étouffée que ça en était trop, qu’il était depuis deux ans en analyse, et ne s’en sortait pas.

Constatation faite, très instructive, je conclus qu’il y avait histoire à gratter pour un psy défricheur, une nouvelle terre à explorer, que je baptisais :  » Le pays de l’Objectothérapie », un vaste territoire où la vue de l’objet déclencheur, surenchérie d’un effet d’overdose suscité par la profusion de la matière rassemblée et liée à des affects traumatiques, pourrait au moyen d’un retour violent renvoyer à des représentations refoulées, et en conséquence aiderait le patient dans son travail de recherche. En ce qui me concerne, j’étais sur la voie de me libérer de l’emprise tyrannique des objets, pour doucement devenir peut-être un jour leur maître. Je commençais à les mettre en scène, par cette parade j’arrivais insensiblement à me protéger d’eux. Autre point, j’avais pris conscience qu’il ne m’importait plus de posséder les objets attachés directement à mon vécu, comme ce fut le cas dans les premiers temps de mes quêtes. Zou, tout cela au diable ! au linge sale ! Connaissant un peu mieux le mécanisme, « vé ! », je chinais en pensant aux imaginaires des autres, ne me laissant guider que par mon flair et, « té ! », afin de ne rien louper il m’arrivait de prendre les yeux fermés. Il me fallait de la diversité, du nombre, une formidable palette de matériaux m’offrant un large choix qui me donnerait une infinie liberté dans l’exécution de mes assemblages. La passion, la foi, la création, c’est très gentil, seulement comment en faire don ? Et ce volume, toujours en constante extension, me poussant à l’envi de m’exprimer sur une large échelle dans des espaces-vitrines surdimensionnées, que seul un lieu public pouvait m’offrir.

Extrait du texte « Le pays de l’objectothérapie »

Bernard Belluc