Sûrement l’atavisme, je devais obligatoirement tenir quelque chose de mon père, j’espaçais mes relations avec les gens ennuyeux, en laissant porte ouverte aux « vedettes », aux « fous », et à ceux prédisposés à le devenir. La sélection se pratiquait d’elle-même. Maintenant que j’étais casé, peu rigolo, ne pensant qu’à m’isoler à l’atelier, modeler de la glaise, ou pétrir les fesses d’Arlette, mes camarades s’en étaient allés… Les disques de rock rangés aux rayons des affaires classées, à présent tournaient sur l’électrophone du Eliane Célis, Lucienne Boyer, Jean Sablon ; (et du classe), Le Clair de Lune, non de Maubeuge, mais de Werter, Les morceaux en forme de poire d’Eric Satie, et j’en saute…Les nouveaux arrivants qui résistaient à cette épreuve musicale, iraient s’avouer être des bons, ils allaient amuser ma fiancée, et à moi me faire délirer à fond. Velu, pareil à un loup-garou, m’arrivait Jean-Louis (Jean-Lou), un type à l’orientation sexuelle non définie, malgré ses cheveux drus, son épiderme bleu de barbe forte, et des poils jusque sur le bout du nez qu’il était obligé de se raser tous les matins. J’avais enfin dégoté un furieux partenaire. En ces chaudes courtes nuits de juin, des vagues « idées » ébullaient dans nos cafetières, nous avions appris l’existence d’une fabuleuse tombe couchée dans le petit cimetière du village voisin, il s’agissait de celle d’un soldat de Napoléon, d’un Tambour-Major ! Les sépultures datant de cette époque étaient rarissimes, nous l’ignorions ; en revanche, je savais que dans les armées napoléoniennes il n’existait rien d’aussi spectaculaire qu’un Tambour-Major. Ils étaient tous de très hautes statures, le plus grand d’entre eux mesurait 2,20m, je l’avais lu sur un de mes documents, il s’appelait Siliacus, et ce nom à consonance mythologique, vibrait à mon oreille. Chaque régiment d’infanterie possédait un de ces gaillards-là. Le poing armé d’une longue canne à pommeau d’argent, ils marchaient à la tête des tambours, ouvrant les défilés dans les parades et les charges d’assaut. Les anciens récits du gendarme à bicyclette (le copain de monsieur Artus le potier), me retitillaient l’imagination, son aïeul Tambour-Major au 2ème régiment des Grenadiers de la Vielle Garde et qui avait fait à ses tambours battre la charge sur le plateau de Pratzen, me revenait grandement à l’esprit. J’allumais Jean-Lou avec le soleil d’Austerlitz, Albert Dieudonné*, la proclamation aux soldats de l’Armée d’Italie ; si bien qu’une nuit, surmotivés on se décida à franchir la grille du cimetière. Munis d’une pelle, d’une pioche, outils pas très catholiques, nous nous étions promis d’ouvrir la fameuse tombe. La lune éclairait à plein, trop à notre gré pour des voleurs. L’obscurité totale nous aurait paru moins inquiétante encore que cette irréelle étrange clarté propre à quelques exceptionnelles soirées d’été. Un mistral du diable soufflait, celui-ci bienvenu, couvrait le bruit de nos pas sur les graviers de l’allée.
Plantée dans la terre au milieu des orties, se tient à demi inclinée une modeste stèle. Dessus, il y est gravé une inscription à peine lisible, à moitié effacée par le temps :
Ici repose Pierre Boudou
Ex Tambour- Major au 67e de Ligne de 1806 jusqu’à 1824
Un De Profundis
J’y va-ti ?! j’y va-ti pas ?!… Allions-nous y ?! ou n’y allions-nous pas ?!…
Mais trêve de plaisanterie, c’est du sérieux, retroussons nos manches, crachons dans nos mains ! Au boulot !
Une chance, le terrain était meuble, notre travail de terrassier partit grand train. La peur paralyse, ou donne des ailes, dans le cas échéant elle nous fila tant de biceps, qu’en quelques rapides pelletées nous atteignîmes au but, en tombant tout de suite sur la pièce maîtresse. Le crâne!
Mêlées à même la terre, m’apparait en premier les deux cavités orbitales, creuses, noires, et mes yeux plongent dans ce regard sans fond. D’un geste ému précipité maladroitement j’avance ma main, une esquille du cartilage de l’arête nasale me pique, une perlette de sang pointe à mon index. L’angoisse me saisit ! Ces vieux os terreux grouillaient à coup sûr de microbes, ma blessure d’apparence bénigne (le piège !), allait immanquablement s’infecter, le châtiment réservé aux profanateurs, la Malédiction qui portait le nom de Tétanos ! « Tête en os ». Oh, fan ! Les six abattis empochés, dare-dare de retour à la maison, mon doigt soigneusement savonné et mercurochromé, nous pensâmes en fiéfés naïfs avoir traversé le plus dur. Grossière erreur ! Jour après nuit une insidieuse psychose s’installait.
Arlette se tenait à l’écart, restait interdite devant cette histoire, dépassant son entendement. Au regard de la justice, Jean-Lou et moi étions des délinquants, et aux yeux de l’Eglise, des âmes damnées. Puisqu’on avait beaucoup à se reprocher, pour dépasser notre culpabilité on se jeta dans la fuite en avant ! Aux alentours de minuit, les mains dans le spiritisme, les doigts plaqués sur un guéridon ; et les deux pieds dans le musée des horreurs, un matin sur le coup de midi, en arpentant les couloirs du service médico-légal de la Fac de Médecine de Montpellier, avec l’idée de se faire expertiser les osselets de notre soldat. Un des docteurs, attira notre attention sur un trou parfaitement circulaire, du diamètre d’une bille, situé au centre du sternum de Pierre Boudou, percé de part en part. Il conclut, en nous affirmant qu’il s’agissait d’un impact de balle, et que notre homme avait miraculeusement survécu à cette blessure immanquablement mortelle. De son doigt, le toubib nous montra en preuve de ce qu’il avançait, le début d’un cal de cicatrisation absolument visible à l’œil nu. Mon Étoile me comblait. C’était déjà immense de détenir les restes d’un grognard, de surcroît, un Tambour-Major, et en prime, touché au plexus solaire ! Un brave de brave ! Convenez, c’était autre chose qu’une balle reçue dans le coccis, qu’aurait attrapé un vulgaire fuyard.
L’expertise achevée, déjouant la vigilance d’un gardien nous nous mîmes à errer dans les locaux de la section de criminologie, lieu strictement interdit au public. Une curiosité malsaine nous y avait poussé et nous ne mations que d’un œil, il est vrai, gros qu’on n’en menait pas long. Fixés sur des panneaux muraux, s’alignaient des surprenantes collections d’armes et d’objets incongrus minutieusement étiquetés ayant servi à des crimes. En bout de salle, un groupe de personnes vêtues de blouse blanche, s’affairaient autour d’une table. Dans ce vaste espace résonnait le bruit strident d’une machine électrique, et nous pensâmes qu’ils étaient occupés à de quelconques travaux d’aménagement, ce qui d’un pas discret, nous fit diriger vers la porte de sortie. Comme ces gens se tenaient à côté de l’issue, en passant à proximité d’eux, « -Horreur de ma vie- ! » je vois le cadavre d’une grosse femme à laquelle ils étaient tranquillement entrain de tronçonner une cuisse à la scie électrique (d’où l’origine du bruit). A l’endroit de la section, dégoulinait une matière semblable à du calendos archi fait, vraisemblablement de la cellulite ; dès la première image j’ai fermé les yeux, c’est insensé ce que le cerveau peut capter comme détails en une infime fraction de seconde.
Le repas du soir me resta sur l’estomac, et les jours suivants rien ne rentrera par le haut, ni sortira par le bas. Bloqué.
A défaut de libérer mes intestins, je voulus au moins soulager ma conscience de citoyen. Complètement cariclo, j’avouais mon larcin au maire du village où avait eu lieu la profanation. Heureusement, un homme bienveillant qui vit en moi un grand désarroi. Ne se sentant pas d’en remettre une couche, il tenta de m’apaiser. Il me fit part de son projet d’agrandir le cimetière ; dans le nouveau plan d’occupation des sols, cette vieille tombe désaffectée devait être détruite.
Tranquillisé vis à vis de la Loi, il subsistait néanmoins une deuxième affaire à régler, non la moindre : nous expliquer avec le Ciel ! A toute nuit, suffit sa frayeur, nous subissions le contre coup de nos saturnales en basculant dans la grande hantise. L’ombre du Tambour-Major planait, même qu’à un moment, dans une de nos expériences de spiritisme les os de Pierre Boudou bougèrent devant nous ! Arlette se refusait de participer à ces séances. Une fois elle se mit à tenter, et dès les mains posées sur la table, elle chopa à la minute une géante poussée d’urticaire qui lui défigura monstrueusement le visage. Les femmes tiennent à leur beauté, elle se jura qu’on ne l’attraperait plus de sitôt à ce petit jeu d’imbéciles.
Le remord poursuivait méchamment mon complice. Ne résistant pas à la pression, et voulant précipiter le sort, les nuits, pris de courante il courait à travers bois dans l’intention de se faire attraper, par ?… lui-même n’en avait aucune idée. De mon côté, les terrifiants hurlements de King Kong ébranlaient mes faibles sommeils, je reprenais mes anciennes manies de somnambule en marchant apeuré à pas précipités dans la maison, grand-mère à mes trousses, sortie de son cercueil pour me tirer les oreilles. Avis, à la jeunesse ! Si la masturbation rend sourd, le spiritisme rend fou ! A être fou, autant être fofolle, la vie ainsi est plus légère à assumer, c’est ce que pensait Jean-Lou, me lâchant pour aller galoper derrière les garçons. Résultat des courses, peu difficile dans ses goûts, il faisait l’attaque à tous. Je n’en étais pas, et c’est très bien, ne compliquons rien ; ceci éclairci, le désintérêt qu’il manifestait envers ma personne me questionnait. L’ami parti, la place libre encore chaude, et chaud le guéridon, il me vint du renfort. Roro, un gadjo du coin, des muscles, un beau physique, joint à un homme d’esprit (il en fallait en la matière…), ainsi qu’un second du bled, surnommé Galure, un délirant à gros estomac, s’attablèrent, et avec ma sœur Domi déjà fragile (rappelons-nous ses visions lorsqu’elle était petite), le cercle fut bouclé. A quatre, le guéridon s’envolait, jouait des claquettes et nous, des castagnettes. En ouverture de nos séances, on demandait à haute voix à la table : « Esprit, si tu es là, frappe un coup ! ». Ça marchait d’enfer. Un soir, que nous opérions dans la cuisine de ma mère, à la rituelle question posée, instantanément en réponse tombe du mur une casserole, sans que le piton ait lâché ; à l’autre bout de la pièce, la pile de vaisselle qui égouttait, valse dans le bac de l’évier ; et le chien des voisins, à deux cents mètres de distance de là, se met simultanément à hurler à la mort ! Nous nous servions du rituel code alphabétique utilisé chez les spirites, le nombre de coups de pied frappés par la table correspondait à une lettre, ce procédé exigeait du temps, en contrepartie il nous permettait de recueillir des mots, des phrases, et des messages, les excellents soirs. Un esprit de la table se présenta à nous sous le nom de Théophile Gautier. Nous pensâmes aussitôt à l’écrivain. Trop bateau ! (Sautons). Suivi d’un deuxième, celui-là anonyme, passé à la vitesse d’un courant d’air, à qui Galure demanda au vol s’il connaissait la couleur de l’uniforme de Pierre Boudou. Du tac au tac, « tac » « tac » » tac » » tac », à l’allure accélérée d’une machine à écrire de dactylo, le guéridon répondit : Jaune ! Une couleur complètement impensable, et qui mérita de ma part qu’un dédaigneux haussement d’épaule. Obtenue en des circonstances différentes, cette réponse ne m’aurait pas laissé si suspicieux. Quant à la question posée, n’y avait-il pas une multitude de sujets autrement sérieux à aborder avec les morts, que de leur parler chiffon, malgré le vif intérêt que je portais en la matière.
Quelque temps après, dans une banale conversation de fin de repas, papa parlera de son arrière-grand-père maternel qui s’appelait Théophile Gautier, et dont j’ignorais le prénom. Plusieurs années plus loin, je découvrirai dans des nouveaux documents, que sur les 157 régiments d’infanterie de Ligne existant sous le 1er Empire, comptant chacun un Tambour-Major, seul celui du 67ème (Pierre Boudou), possédait un uniforme à la couleur de fond entièrement jaune !
Le cerveau retourné, résultant d’une première année de philo, ajoutée à une cinquantaine (déjà), de séances de table tournante, Galure virait pour tourner à l’envers. Là-dessus, des petits déconneurs de la fac lui avaient au Restau U balancé en cachette des acides dans la sauce des quenelles, il en suffit parfois d’un seul et l’on reste définitivement bloqué entre deux étages. Galure nous tenait des discours bizarros’. A l’heure du repas, il se serait bien senti en passant par la fenêtre d’une cuisine, de rentrer à l’aventure dans une piaule choisi au pif, de toucher à la va-vite la famille attablée, le papa, la maman, les enfants, et sans dire mot, ressortir rapidement en empruntant la porte. Surprenant délire. Arlette s’amusait à le faire parler. Surnommé au village « Galure », non parce qu’il travaillait du « chapeau », comme on aurait pu s’en douter, mais à cause de l’anagramme de son nom de famille (nul n’échappe à sa destinée), parallèlement ses petits camarades de l’université l’appelaient « Schizo », (Il n’y a pas de hasard). Un crâne bombu bourré de livres, un ventre rond, des gros os, des genoux bas, il prétendait être le fils naturel d’un saoudien, d’un émir roi du pétrole ; en tout cas, chose sûre, le polichinelle d’une brave femme du pays, qui le gavait de pâtisseries dans l’espoir de se le garder rien qu’à elle, à la maison.
Grisés de nos succès remportés au long des séances de spiritisme, nous n’avions pas su nous retenir de divulguer les faits de nos expériences. En retombée, il nous déboulait les journalistes. Belle épreuve du feu offerte à un jeune miraculé de la parole, en dépit d’une élocution qui me restait encore à parfaire. Front haut, j’affrontais les interviews. Cela commençait à faire du bruit, et sur une dénonciation, le commissariat de police me convoqua, au motif que j’aurais envoûté à distance madame machin, prise de successives crises de folies inexpliquées. Ses proches l’avaient placée dans un établissement de repos, et ils me désignaient comme le principal responsable de son état. Je connaissais à peine cette femme, les gens fantasment vite. En tout cas, un excellent exercice imposé à ma langue qui, vaillante, devant l’inspecteur s’agita avec habileté. Le dossier fut classé.
Bernard Belluc