Mon atelier était le lieu de rendez-vous des vétérans de 14-18. Ils se racontaient entre eux leurs jeunesses vécues dans les tranchées, la camaraderie, le coude à coude, la grande aventure de leur vie ; tous alignés sur la chanson de Georges Brassens : Moi mon colon, celle que je préfère c’est la guerre de 14-18. Le noyau dur de ce comité d’anciens combattants était principalement formé par le maire du village voisin et son adjoint de mairie, ils s’étaient rencontrés sur le Chemin des Dames, et depuis inséparables. Monsieur le maire avait effectué son service dans les Dragons. A l’énoncé de ce nom, sa voix ses yeux jetaient des flammes. Comme un tas d’accessoires militaires de cette époque, traînaillaient dans les quatre coins de mon lieu de travail, il s’emparait d’une vieille selle, la flanquait sur une chaise, et s’asseyait dessus. Un casque adrian sur la tête, un sabre à la main, il nous expliquait le maniement de l’arme, les successives phases d’une charge de cavalerie exécutée dans les règles de l’art. Mais tous se taisaient, dès que le grand ancien prenait la parole, un soldat des premières batailles, celle de la Marne ! La canne porté à l’épaule, il se tenait debout les pieds joints, planté ferme sur ses longues jambes sèches, le visage glabre, la casquette placée en coin d’oreille. Sa grande idée était de mettre un tableau noir dans le bistrot du village, et de faire passer un examen aux habitués du bar, manière à vérifier leurs connaissances en histoire-géo, suspectées selon lui d’être très limités. Dans la vie civile, il avait exercé le métier de camionneur. Des nuits, il rêvait qu’il était encore au volant de son véhicule, et il lui arrivait dans le lit de saisir une jambe de sa femme en s’imaginant prendre le frein à main. Mon grand oncle un bravas, se délectait à côtoyer ces vieux de la Vieille, il ne cessait de les faire répéter, en manipulant chaque trois minutes le bouton du volume de son appareil de surdité. Au regard de ces ex-poilus, tonton comptait pour des balles à blanc, il n’avait participé qu’à la guerre de 40, la honteuse, celle de la capitulation. Ex représentant-voyageur, quarante ans de boîte aux établissements Baurès et abonné au guide Michelin, tonton n’avait foi qu’en trois choses : la Bouffe, le PC, et l’Empereur ! Sourdingue, coupé du monde, entre deux siestes il ne cessait de trafiquoter avec un canif son appareil de surdité qui crachotait une horripilante cacophonie de sifflements suraigus à vous percer les tuyaux. Emmaillotée dans une bande Velpo enfilée autour du cou, pendouillait une pile électrique Wonder, reliée aux oreilles de l’oncle par des fils. Une épingle à nourrice fixée à la chemise, évitait à la cravate de tremper dans la soupe ; des élastocs aux biceps lui soutenaient les manches, panoplie complétée d’une ceinture secondée d’une paire de bretelles (perdons tout, sauf le pantalon !), et s’additionner à la liste des accessoires, des lunettes suspendues à une chaînette, des supports-chaussettes bricolés avec d’anciens porte-jarretelles de tantine, coincés dans des croquenauds minutieusement lacés serrés haut sur les chevilles, un dentier de secours placé en poche à portée de main, et tout cet attirail rassemblé sur ce petit bout d’homme aux atours confortables, farci de foie gras, de petits pieds paquets, roulés dans x mètres d’intestin, avec pastilles Pulmoll collées sur la langue, l’ensemble imbibé de cent millilitres de goutte, se terminait au sommet par un crâne au deux-tiers aussi lisse qu’un œuf, gardé au chaud dans un béret basque rembourré de coton. Sourd de sourd, tonton ne s’entendait pas crier, s’emportait au quart de tour contre les patrons, avec eux, les culs bénis, les capelans, s’en prenait particulièrement aux Boches. Il se régalait de me faire leur portrait en renfonçant martialement sur la tête son large béret :
«-Bernardou, quelle déculottée Napoléon leur a foutu à ces lourdauds de Prussiens ! Ces balauds s’imaginaient, après notre retour de Moscou suivi du pénible passage de la Bérézina, que nous étions kâpout. Mes cochons! Trois piquettes coup sur coup qu’ils ont reçu dans le buffet, à Dresde ! Lützen ! Bautzen ! en se demandant d’où ça leur dégringolait. Ah… si en 14 nous avions eu l’Empereur notre Petit Tondu avec nous, la guerre n’aurait pas trainé quatre ans. (C’était un de ses tours à lui de dévier sur 14-18 et la der des der), qu’une bouchée on en aurait fait des Frigolins, pense, du petit bois ! Lui, c’est l’Europe entière coalisée qu’il avait eu à affronter. Notamment les prussiens à la bataille de Craonne en 1814, victoire gagnée à un contre trois, et rebelote, toujours les mêmes, à Craonne en 1914 ; siècle, pour siècle, c’est à croire qu’ils nous aimaient ! Mais hélas nous avions cette fois-là subi une terrible défaite. (Ҫa y est, tonton était parti, une bombe n’aurait pas réussi à l’arrêter). En 18, j’ai voulu prendre les armes, hélas trop jeune, c’est bête il me manquait un an, il m’a fallu attendre celle de 39-40, et là, trop vieux pour être enrôlé, dissimulant ma surdité je me suis engagé volontaire, avec Razimbau mon voisin de palier motivé par mon exemple. Le jour de notre départ aux armées, ta pauvre tante Henriette en pleurs sur le quai de la gare se reprochait de ne pas m’avoir cuisiné d’assez bons petits plats. Manger, c’est important certes, mais il y avait à défendre la France ! Prendre exemple sur les poilus ! Quant au pacte germano-soviétique, foi de communiste, c’était du bluff, une ruse du petit père Staline, une combine destinée à endormir Adolphe. Au bureau de recrutement on nous fit miroiter une expédition à Salonique, tu t’imagines ! A Salonique ! tu parles que j’étais content, ça allait me changer de la routinière cuisine de ta tante ; et conçois, ma déception, le camarade et moi affectés au Service de Santé, nous nous sommes retrouvés à manger des conserves sur le Front de l’Est. Aussi, les Boches iraient nous le payer ! Sans faire parler l’artillerie qui les aurait prévenus de notre assaut, un matin ma compagnie à la vitesse de la foudre franchit leur ligne. C’était reparti comme en 14 ils n’eurent le temps de réfléchir, qu’on leur sautait sur le râble. M’engageant dans la trouée, je suivis au volant de l’ambulance, le Razimbau derrière en brancardier. Devant notre détermination les frisés détalèrent comme des lapins, on trouva les tables mises et les saucisses encore chaudes dans les gamelles. Ça tombait à point, il était midi, chez moi c’est une règle, l’heure c’est l’heure ! Tu connais ton oncle, il y a un temps pour la guerre et un temps pour manger, reprendre des forces et mieux repartir au combat. Fiston, fallait me voir dans ma tenue couleur moutarde, tu aurais été fier de moi. Un large ceinturon en cuir fauve, le poignard à l’étui, porté au côté, et les mains aux commandes d’une Peugeot, une belle mécanique ! En 40, ah si le petit Tondu avait été à notre tête, nous n’aurions pas reculé aussi lamentablement jusqu’à Bordeaux. En 18, la victoire finale nous fut revenu, et c’est bien dommage que je n’ai pu participer à cette guerre des braves».
À la narration de ces récits, des larmes d’exaltation et de regrets, lui montaient aux yeux, qu’il essuyait avec vivacité, en faisant immanquablement tomber les lunettes. Papa, souriait à l’écoute de ces propos et me disait à haute voix des choses, de ce goût : «-Tu comprends maintenant pourquoi avec une pareille équipe de soldats on ait perdu la dernière guerre ! »
La surdité de l’oncle nous permettait de parler librement devant lui, sans encourir le risque d’être entendus. On riait, alors joyeux il associait ses rires aux nôtres, en pensant nous avoir convaincus de ses qualités de grand guerrier.
Outre ses ̏exploits ̋ militaires, il nous racontait sur la foulée, ses hauts faits dans la Résistance, son rôle évidemment avait consisté à ravitailler en bouffe le maquis de son patelin.
Le premier à table, heureux de se taper la cloche, tonton agile de ses mains jonglait avec les assiettes, les couverts. Tout lui faisait ventre, il chapardait les bonbons aux enfants, aux repas vous chopait en douce votre tranche de pain. L’animal dévorait également journaux et bouquins, les canards du PC, s’ingurgitait des tartinés de livres relatant les faits d’armes de la Grande Armée. Depuis longtemps je voyais en Napoléon un rassembleur, l’exemple de tonton renforçait ma thèse. La dernière portion de dessert avalée, il sommeillait sur la digestion. Pas léger qu’il était, il nous arrivait de le chopper en poids, lui et le fauteuil, à dessein de dégager le passage. Sourd, et le sommeil lourd, il ne s’apercevait de rien. Le dimanche était consacré au repas de famille donné chez mes parents. A la fin d’un dîner, tonton comme à son habitude, assoupi sur l’Huma Dimanche, il me vînt le désir insensé de tester ses réflexes, en le mettant à l’épreuve du feu. Je m’empare d’une petite cuillère à café, et soucieux de ne pas rater mon coup je la passe avec insistance sur la flamme de la gazinière. Puis, parvenu derrière lui à pas mesurés, je soulève délicatement son béret en l’attrapant du bout de la couette. Arlette, le regard effaré, épiait hypocritement sans souffler mots, curieuse de voir jusqu’où je pourrais aller… Un crâne super tentant, un œuf d’autruche tenu au chaud dans un nid fait d’une couronne de cheveux blancs s’offrit à ma vue. Nul ne put arrêter ma main fadade, si attractif l’œuf (Pim Pam Poum et le Capitaine), que je te lui pressssssse la cuillère sur le clos ! L’effet fut foudroyant, Tont’ bondit comme s’il eut un ressort sous les fesses, saisit par un pied le fauteuil sur lequel il était assis, et prêt à m’assommer, le brandit au-dessus de ma tête. Là, je pris conscience de ma cabourdise et de la vigueur des biceps de mon vieil oncle. Mettons-nous à sa place, vous dormez tranquille, et subitement une violente douleur vous brûle, dans, sur, on ne sait plus… le citron ! En un éclair vous croyez fondre un plomb, vous pensez de suite à une attaque cérébrale, vous bondissez, et là vous découvrez l’affaire, que c’est votre grand benêt de petit-neveu, un sadique, un bègue, qui vous a joué un de ses tours de couillon.
De la semaine, Tonton ne m’adressera la parole ; ̏ bigre! ̋ il se révéla rancunier. Cela s’admet aisément, en quelques jours une cloque, sans mentir, près de la dimension d’une ampoule électrique de 25 Watts, lui avait poussé sous le béret. Faire, à vingt-cinq balais, des trucs de la sorte, était-ce sérieux ? Dire, que j’allais bientôt être père…
Bernard Belluc