Apprécié par un nombre de gens amateurs de mon travail, à vingt-sept ans -et c’est jeune- j’étais » arrivé » -et c’est triste- j’entrevoyais qu’en fréquentant uniquement mon petit cercle de napoléoniens je me privais de connaître d’autres groupes d’individus, en l’occurrence les couche-tard, les artistes globe-trotters, les aventuriers du grand large. L’ami Marc, mon ancien concurrent dans les courses de mob’ au village, se découvrait être l’un des leurs ; au Japon ça avait démarré plein tubes pour lui, il exposait ses peintures dans les galeries de Tokyo. Rentré au pays et désœuvré, il passait journellement à la maison. Un après souper, nous entendons cogner à la porte, Marc est avec des potes à lui, anciens des beaux-arts de Paris, en randonnée dans le coin. Il tenait à nous les présenter. Désireux de sympathiser, et honoré de leur visite, je les fais asseoir dans mes meilleurs fauteuils placés devant ma monumentale cheminée enfin achevée, et me démène à allumer un ridicule feu de bois qui ne veut pas prendre. Estimant que cela serait plus efficace, de ce temps Arlette avait mis à chauffer de l’eau sur la gazinière, ils avaient demandé du thé, des gars simples, facile à contenter. Un, appelé Fred, préjugé gros déconneur, il le portait sur sa dégaine, sort d’un petit sac fourre-tout une pochette de papier à cigarette Zig-Zag, un paquet de Camel, suivie d’une bonne enveloppe remplie de brindilles de plantes vertes sèches, ressemblant à de la tisane, et y va d’un baratin. Il m’explique, qu’il n’existait aucun danger à fumer ce truc, qu’avec ce produit j’allais voir tout amour, la vie en rose, peinte en rouge ! Le mirage. Le virage. Transgresser un interdit est toujours jouissif, à l’exemple de la première clope fumée dans les cabines en cachette des vieux. Il me revint à la mémoire, d’avoir lu, que Meissonier, le grand peintre de batailles napoléoniennes, tête de file du mouvement nommé péjorativement le pompiérisme, jadis avait fait partie du Club des Haschischins, en excellente compagnie de Rimbaud et Verlaine. Je me remémorais à haute voix cette surprenante anecdote, quand Fred d’un ricanement malicieux ouvre les hostilités, par ces mots :
« -De là l’expression, fumer comme un pompier ! ».
Eclat de rire dans la pièce, auquel je mêle les miens, en appréciant l’humour et la finesse d’esprit de Fred. Quoi qu’il en soit, son attaque était ciblée. Un grand débat aurait pu s’engager, car mon flair me disait… qu’à l’inverse de mes gouts, cette équipe d’artistes « d’aujourd’hui » devait exécrer l’académisme, la peinture dite « pompier ». J’aurais pris malin plaisir à ferrailler avec mes invités, mais ce soir je m’étais mis dans la position d’observateur, curieux de connaître ces loustics de la nouvelle heure, et pourquoi pas d’essayer leur tabac au parfum agréablement épicé, dont l’inhalation provoquait d’après eux des délirantes pentes de rire ; aux dires, rien de méchant. Avec deux papiers à cigarette terminés d’un bout de carton, le tout roulé en un tour de main sur le plat de la cuisse, Fred vient de réaliser un magnifique cône de la forme d’une mini pochette surprise prolongé d’une mèche, et me fait l’honneur de l’allumer. Sans hésiter, je tire dessus, en mémoire de Meissonnier et des anciens de l’Expédition de la Campagne d’Egypte, quatre grosses taffes qui grillent le cornet jusqu’à près de la moitié.
Si je le lui demandais, ma femme me suivrait en enfer ; c’est ce qu’elle accepta, en aspirant fort, et flamba le clop’ jusqu’au carton.
Cette soirée m’avait donné l’occasion d’inaugurer la fin des travaux de ma cheminée. L’essai se montrait peu concluant. Avachi dans l’un de mes fauteuils Louis XIII, je m’étais à l’aise lancé à calculer mentalement comment je pourrais m’y prendre pour améliorer le tirage du foyer. Multiples solutions me sautaient à l’esprit, je me sentais génial. Sur ce, j’attendais, patiemment assis, les soi-disant effets tant vantés de leurs cigarettes, en commençant à douter de l’efficacité de ce produit. Arlette, dans un état de réflexion analogue, chaque minute me demandait :
« -A toi, ça te fait ?! ».
Inlassablement, je lui répondais : « -Non, rien ! Et à toi ?!… ».
et là, Arlette, reprenant sa voix dans un raclement de gorge :
« -Je ne sais pas pourquoi, mais d’un coup j’ai sacrément envie d’un grand verre de limonade, je boirais la Mer !! ».
D’en parler, elle me donne soif. Une eau gazeuse, un Coca, aurait été impec’.
Cela s’annonçait sans plus, pour être une soirée relax’ au coin du feu, mes parisiens devaient adorer… Sur ma platine Dual débutait le lancinant Boléro de Ravel qui ouvrait par un doux son berceur de hautbois. D’un regard passif, mes yeux s’étaient portés sur l’imposant lévrier en pierre sculptée, provenant d’un de mes derniers samedis de chasse chez les brocs. Posté en sentinelle au pied d’un des piliers de la cheminée, il m’inspirait l’apaisement. Une légère rythmique cadencée, tapée sur la caisse claire d’une batterie, venue soutenir le haut bois, prenait ampleur, dans les baffles de ma platine Dual HS 21, et moi achesse, affalé, dépourvu d’aucun maintien, les jambes balancées à cheval sur l’un des accoudoirs de mon seigneurial siège.
Les minutes s’égrenaient… la gracile silhouette élancée du lévrier se dessinait superbe sur le fond de l’âtre incandescent, et insensiblement s’animait aux notes des flûtes traversières rentrant en scène, accordées à une trompette et à une multitude de divers autres instruments venus s’accrocher à la batterie, elle, battant la cadence, toujours plus fort ! Le chien se mouvait lymphatiquement, il partait à m’évoquer les formes très réalistes d’un dromadaire se déplaçant avec grâce, une impression que surappuyait les ondulations des belles flammes naissantes, et la montée en crescendo des timbales et des cuivres du Boléro. La vision devînt si réelle, qu’à la deuxième clope de Fred, l’illusion est totale, et l’expérience délicieusement cool, sauf pour Arlette qui basculait dans un mauvais trip, (j’enrichissais mon vocabulaire). Elle me bafouille, qu’elle se décapsulait. Elle coinçait sa tête entre ses mains, comme quelqu’un ne sachant comment empêcher le couvercle de la marmite de sauter. M’aurait-elle communiqué son angoisse ?… L’angoisse ça vous fait gargouiller le ventre ; ou autre supposition, l’hypothèse d’une transgression anale, (un arriéré à évacuer), on en déduira ce que l’on veut, au résultat, en moins de deux je me déculotte et libère au milieu du salon un bel estronc, un magnifique bronze rivalisant avec celui de la place Vendôme. Il fallait bien ça, en langage quat’z’arts, matérialiser le « Merde ! » de Cambronne, lâché en clin d’œil à l’intention de mes oiseaux des beaux-arts, chose qu’ils devinèrent et prirent avec humour. « Vive L’Empereur »
Nos joyeux comparses envolés, un brin incommodés, et plus tchi d’herbettes à griller, Arlette se cramponne à ma main, et avec des semelles de plomb nous montons nous coucher, épuisés par l’éprouvante veillée. Sans même avoir eu le réflexe d’éteindre la lumière, nous nous écroulons en arrière, « POUF ! » sur le lit. On se retrouve « Nénette » et « Rintintin » allongés côte à côte, à faire la planche sur une prairie de nénuphars… Probablement, mes yeux durent fixer l’ampoule du plafond, car mon cerveau pris comme sous l’effet d’un état d’hypnose, je vois soudain un écran noir emplir la totalité de mon champ visuel, et ce fut pareil qu’au départ d’un grand film.
Au centre de l’écran intensément noir, surgit la silhouette de profil d’un cavalier, aux contours dessinés d’un trait vert électrique fluorescent. L’homme est coiffé d’un casque à l’antique, et le bras armé d’une longue lance tenue pointe en l’air. Dans un silence absolu, le cheval galope au ralenti en pratiquant du sur-place. Je suis bien… extrêmement bien… à ne plus savoir si j’existe… Avec une infinie lenteur, le lancier abaisse son arme, laissant ainsi apercevoir des milliers d’autres lances parfaitement alignées, qui dans le même mouvement s’inclinent, bien…bien… bien … leurs pointes s’enflamment, bien…bien…bien… en des myriades d’étincelles de feux de Bengale, bien… bien…bien… et Brutalement ! Une Formidable Déflagration ! Jaillit une insoutenable lumière ! Une seconde auparavant, j’étais dans une attitude contemplative, bon spectateur, et sans rien comprendre me voilà propulsé au milieu d’un monde tumultueux, inondé de clarté. Une boule de feu m’aveugle. Le soleil ! Les yeux brûlés de poussière, de la terre dans la bouche, une âcre odeur d’urine animale dans les narines, les oreilles enssourdées de cris, entrecroisées de furieux hennissements de chevaux, avec en échos des puissantes détonations d’armes à feu, je suis au sol, et tente désespérément de me dégager, les membres empêtrés dans un abominable tas de cadavres. Au-dessus de moi, sous mon nez, se balance un énorme cul de cheval ! Les vifs écarts que donne l’animal dressé sur ses deux pattes arrières, me rejettent à terre à chacune de mes tentatives exécutées pour me relever. Une somptueuse peau de panthère recouvre ses flancs, et enfourché dessus, se tient, terrible, « pétard de Dieu ! » un officier de Hussard, tout paré de bleu céleste, galonné d’argent de pied en cap. Un Million de fois, Fou ! J’hallucine! L’irascible destrier est cabré, l’échine en S, prête à se rompre. L’homme de guerre, sabre au clair, fait corps avec la bête, tous deux incarnés dans l’identique posture référant au mythique tableau du peintre Géricault ! Taillé dans de la soie bleu de ciel, le saillant uniforme scintille sous les feux conjugués du soleil et des éclats des boîtes à mitraille. A mes agitements de bras, l’hallucinant guerrier m’a repéré. Ainsi soit-il, j’attends de lui de l’aide. Au lieu de me tendre une main secourable, de sa hauteur il me toise. Sous les touffes de poils du colback lui masquant la moitié des yeux, je pressens à son farouche regard, qu’inéluctablement ma dernière minute a sonné. A cette menace, je me jette, me traîne à genoux, me pends aux sublimes bottes de cuir bleu du féerique cavalier, et affolé, d’une voix altérée par l’émotion due au danger éminent, je lui bredouille :
« -Grâce ! Grâce ! ca ca camarade ci citoyen, épargne-moi, je suis Français ! Un des Tiens ! Un Artiste ! Pitié ! ! »
Il semble sourd à mes supplications. J’ai beau en dernier recours lui décrire en une rapidité de gestes le triangle maçonnique, le signe de croix, négatif ! Le Hussard de Légende, resserre le poing sur la poignée du son sabre. La lame damasquinée jette des éclats bleus et or. D’un geste lent, ample et haut, pelisse au vent, il lève l’arme, et l’abat avec majesté, mais non moins dépourvue de vigueur, sur une de mes mains, que d’instinct j’avais mise en avant afin de me protéger le visage. Le tranchant de l’acier est si finement affûté, que trois de mes doigts volent dans les airs, une giclée de sang m’éclabousse la face. Paralysé, en extase, et la voix revenue, spontanément avec force je m’écrie :
« -Magnifique ! C’est Magnifique ! Magnifique, Magnifique !! »
Bernard Belluc